Mardi 31 mars 2020, 11h10
Prolongations
Mercredi dernier, comme tous les matins, j’ai allumé la radio pour écouter le journal d’information de France Inter, présenté par Léa Salamé et Nicolas Demorand. Ce matin-là, le journaliste souhaite « un grand, grand, grand bienvenu » aux auditeurs. Annonçant le nombre total de décès officiellement liés au Covid-19 en France – qui vient de dépasser le millier – le journaliste annonce que le Conseil Scientifique réuni autour d’Emmanuel Macron suggère de prolonger la durée du confinement pour le mener à 6 semaines. Deux jours plus tard, soit vendredi soir, le Premier Ministre, Édouard Philippe, annonce la prolongation du confinement « jusqu’au 15 avril au moins ».
Résilience
Aujourd’hui, mardi 31 mars, le tableau de bord proposé par l’Université John Hopkins indique que la France compte 45 170 personnes contaminées par le virus COVID-19, et que 3030 décès ont été recensés (ne comptabilisant a priori que les décès en hôpitaux; Cf. ci-dessous). En ce dernier jour du mois de mars 2020, débute ainsi la troisième semaine d’une série de restrictions impactant une grande partie de mes activités quotidiennes. Toujours est-il que j’ai maintenant le sentiment de m’être adaptée à la situation. En cela je n’évoque pas seulement l’ajustement des pratiques liées au télétravail, aux loisirs socio-distanciés ou aux « achats de première nécessité ». Car, après l’incertitude de la situation à court terme et la remise en question de mes projets personnels provoquée par l’annonce des mesures les premiers jours, la prise de conscience qui s’en est suivie m’a poussée à me recentrer sur les objectifs que je souhaite atteindre avant la fin de l’année et pour celles à venir : partir à l’étranger avec mon compagnon et trouver un contrat post-doctoral avant d’envisager un retour en France. Nous avons fait trop de sacrifices ces dernières années – lui avec la création de son entreprise, moi avec la production et l’achèvement de ma thèse – pour remettre en question les projets que nous avons imaginés pour les prochains mois. Cela se fera dans des conditions certainement différentes (trouverais-je rapidement un contrat postdoctoral à la réouverture des frontières ?) et le calendrier dépendra inévitablement de l’évolution mondiale de la crise. Mais celle-ci nous a fait prendre (davantage) conscience de la fragilité de la vie et de l’importance de ne pas (trop) attendre pour réaliser certains projets.

Altérité sonore et visuelle
Depuis mardi dernier, donc, notre nouvelle routine s’est bien installée, entre le télétravail qui occupe la majeure partie de nos journées, les rares sorties au-delà du hall d’immeuble et les quelques rendez-vous audio et visio avec notre entourage. Le soleil a décidément choisi d’être de notre côté mais au début de la semaine dernière, lorsque les températures ont brutalement chuté, les applaudissements de 20h ont quelque peu baissé en intensité. Dans l’immeuble d’une petite dizaine d’étages qui fait face à mon balcon, certains habitués ne sortent plus pour frapper dans leurs mains. Sur les 25 balcons que je peux voir de chez moi, seuls 4 à 5 sont animés chaque soir. Des autres, personne ne sort. Une bonne dizaine d’appartements ont les volets fermés depuis le début du confinement ; les occupants sont sûrement absents. Il faut dire que près d’un million de résidents du Grand Paris – soit 17% des métropolitains – auraient quitté leur logement pour rejoindre une autre région depuis le début des mesures de confinement. Aussi, en conséquence du changement d’heure dans la nuit de dimanche à lundi, le soleil se couche plus tard et je peux désormais voir les personnes dont je ne devinais jusque-là la présence que par le son qu’elles produisaient. Une famille de quatre personnes, dont deux enfants d’environ 5 et 10 ans, n’a pas perdu cette habitude des applaudissements à 20h. En quelques secondes, ces voisin.e.s sortent pour entamer une salve nourrie, comme si toutes les montres, tous les téléphones portables et toutes les pendules étaient réglés strictement à la même heure. À moins que ce ne soit le journal télévisé de 20h qui indique à toutes ces personnes le top départ de ce rendez-vous quotidien. Chez certains, ces applaudissements sont déterminés, réalisés dans un geste énergique et agrémentés parfois de quelques cris et « bravos ». Pour d’autres, le claquement des mains est plus discret, plus timide. Certains se penchent pour constater la présence d’un voisin ou d’une voisine à sa fenêtre, ou regarder si de nouvelles personnes pointent leur nez. Chaque soir, je peux également percevoir le son d’un instrument (type percussion) mais son origine est hors de mon champ de vision. Il est pourtant tout proche, a priori au pied de l’immeuble en face. Depuis peu, des pétards se sont ajoutés aux applaudissements. Le samedi soir, les cris, les chants et la musique sont beaucoup plus présents et durent bien au-delà de 20h. Je perçois différents sons, du côté de la porte de Gentilly et plus à l’Ouest. Enfin, après 3 à 4 minutes, les personnes rentrent aussi vite qu’elles sont sorties, et de manière toujours aussi synchrone.
Engagement
Mercredi soir, après un dîner-film désormais quotidien, j’envoie quelques mails à des EHPAD (Établissement d’Hébergement Public pour Personnes Âgées Dépendantes) de mon quartier pour leur proposer quelques heures de mon temps. Je sais que, comme l’hôpital, ces établissements sont en difficulté et en manque de personnel. Je suis aussi inscrite sur des sites de recrutement de volontaires, notamment « En première ligne » et la « Réserve civique ».
Le lendemain, en milieu de matinée, je reçois un appel d’un numéro inconnu sur mon portable. La femme qui m’appelle est la directrice d’un des établissements contactés la veille. Elle dit avoir été à la fois surprise de ma démarche spontanée mais aussi contente de la proposition qu’elle dit ne pouvoir refuser. Je perçois dans sa voix et dans ses mots un mélange d’émotions, de la détermination et une certaine désolation que j’interprète comme la conséquence de se voir contrainte d’accepter l’aide d’une bénévole inconnue. Rendez-vous est pris dès l’après-midi pour faire connaissance avec les équipes.
Soudain, en raccrochant, je prends conscience que je vais avoir l’occasion de sortir de mon appartement pour une autre raison que faire mes courses ou un petit tour de footing autour de l’immeuble. Surtout, je ne sais pas ce qui m’attend dans l’EHPAD. Il me semble que la directrice de l’établissement a évoqué des chiffres concernant les résidents infectés par le virus COVID-19 et le personnel absent. Mais, je ne les ai pas vraiment entendus. Tout en respectant le mieux possible les règles sanitaires dès le début de la crise, je n’avais, jusque-là, absolument pas eu peur à l’idée d’être contaminée. Mais, à ce moment-là, j’ai le sentiment que je vais devoir me jeter dans la gueule du loup. Est-ce que, finalement, je ne prends pas le risque d’aller contaminer ces personnes fragilisées par le nombre des années et les maladies chroniques ? Et si ce virus était dangereux pour moi aussi ?
Après mon engagement dans la production d’observations et d’une enquête ethnographique « en confinement » de la crise que nous traversons, ma participation va se teinter d’un aspect bien différent.
Plongeon
Jeudi 26 mars, en milieu d’après-midi, j’avais prévu d’appeler une amie qui venait, quelques jours plus tôt, d’accoucher de son premier enfant et qui était seule à la maternité depuis que les visites et la présence du papa étaient interdites. Au lieu de cela, je me retrouvais, attestation en poche, en route vers un EHPAD devant lequel j’étais souvent passée sans avoir remarqué son existence. L’accueil est chaleureux mais je comprends rapidement que les équipes sont débordées. La directrice me reçoit et me remercie à plusieurs reprises. Elle répète aussi très souvent : « Le but, c’est de ne pas vous mettre en difficulté… », ajoutant que je vais être affectée à un étage (l’EHPAD en compte cinq), probablement au cinquième, et qu’il y aura toujours quelqu’un avec moi car, encore une fois, « le but c’est de ne pas vous mettre en difficulté ». Cette phrase me rassure autant qu’elle m’inquiète. Je n’ai pas vraiment conscience de ce qui pourrait, concrètement, me mettre en difficulté. Tenir compagnie aux résidents, servir des plateaux-repas… cela devrait aller.
Le lendemain, je reviens comme prévu, à 16h. La secrétaire qui m’accueille m’invite à inscrire mon nom et l’heure de mon arrivée dans le registre, à me désinfecter les mains avec du gel hydro-alcoolique, « dans cet ordre-là ». Puis elle m’accompagne à l’infirmerie – le QG des soignants – où je retrouve une partie de l’équipe rencontrée la veille, dont la médecin en cheffe qui aurait dû prendre sa retraite il y a quelques jours, « mais à qui on a prolongé le contrat pour 2-3 mois », m’explique la directrice de l’établissement. Je m’équipe d’un masque chirurgical, de gants en plastique, d’une blouse et d’une charlotte, et l’infirmière-cadre m’accompagne au 5ème étage. Là-bas, je vais tenter d’apporter un peu d’aide à Mireille[1], l’aide-soignante en charge, seule, de 19 résidents. Parmi ces derniers se trouve d’ailleurs la doyenne de l’établissement, âgée de 105 ans. La quasi-totalité des résidents ne peut pas se déplacer seul, ni même passer de leur fauteuil-roulant à leur lit. Deux ou trois chambres me sont interdites d’accès, car leur occupant est « COVID ou suspecté COVID », comme m’explique l’infirmière. L’établissement, depuis qu’il a atteint le quota de ses tests, ne peut plus prélever d’échantillons sur les personnes présentant des symptômes.
À 17h45, je commence à aider l’aide-soignante pour le dîner, servi entre 18h et 18h15. Sept personnes, réparties en deux tables, prennent leur repas dans une petite salle commune ; les autres dans leur chambre. Plus personne ne descend dans la salle à manger du rez-de-chaussée depuis plusieurs semaines. Cette immense salle, accolée au hall d’entrée, est vide et étrangement silencieuse. Je fais manger deux personnes à tour de rôle. C’est la première fois que je le fais, mais cela ne diffère pas vraiment de la façon de nourrir un enfant à la cuillère. Après le repas, je tente d’apporter un peu d’aide à Mireille mais ne me sens pas très à l’aise pour certains gestes. J’ai peur de blesser un résident en le passant de son fauteuil à son lit, ou de ne pas supporter le poids de son corps presque inerte. Elle me tend une protection hygiénique à mettre à monsieur L. Je pensais venir pour jouer aux cartes et distribuer des verres d’eau. Je vais devoir improviser, dépasser ma zone de confort et apprendre vite.
Le lendemain, vendredi, je reviens. Je retrouve le même personnel, comme si elles étaient restées là sans rentrer chez elles pendant la nuit. L’épuisement est plus marqué sur le visage des infirmières, des aides-soignantes, de la directrice et de la médecin. Il devait être dissimulé derrière les sourires que chacune de ces personnes m’a adressée lors de ma première venue. Même étage, mêmes résidents, même aide-soignante. Je joue au Scrabble pendant près d’une heure avec madame A. Enfin, à vrai dire, je joue un peu pour deux mais nous avons une interaction, c’est ce qui compte. Je lui coiffe les cheveux. Elle me trouve « très douce ». Puis le rituel du dîner commence. S’en suit tout de suite le coucher, pour les premiers avant 19h. Dans une des chambres, un résident tombe entre sa chaise roulante et son lit. Puis c’est au tour d’une autre résidente, qui hurle de douleur. L’aide-soignante est à bout. Je ne sais pas si je peux me permettre de décrire sa façon d’être et de s’adresser aux résidents. Je vois de la violence et du travail à la chaîne. Mais, depuis 8h ce matin, elle a été seule la majeure partie de la journée (mon aide ne compte pas comme tout le travail que pourrait assurer une aide-soignante).
Madame B.
Lundi 30 mars, une de mes voisines a préparé un petit sac avec un gâteau et des dessins de ses enfants pour le personnel soignant. Elle m’envoie un message pour me dire qu’elle a laissé le sac devant sa porte. Je reviens à l’EHPAD à l’heure du goûter. L’infirmière-cadre me dit que « les filles vont être contentes, car elles sont vraiment fatiguées. Le week-end a été difficile ». Elle m’affecte, cette fois-ci, au 3ème étage. Les résidents sont désormais confinés dans leur chambre. Personne ne viendra déjeuner dans la petite salle commune de l’étage. J’apprends que deux résidents sont décédés dans le week-end, et que la médecin en cheffe et la directrice de l’établissement qui m’avaient chaleureusement accueillie le premier jour, sont en arrêt, « suspectées COVID ».
Vers 18h, Hanna, l’aide-soignante du 3ème étage, me dit de ne pas apporter le plateau à madame B. « Ils l’emmènent », dit-elle. Hanna parle d’une ambulance qui vient la chercher. Ses symptômes sont préoccupants, mais, précise-t-elle, « on a de la chance parce qu’ils veulent bien la prendre ». Je comprends que les hôpitaux refusent parfois l’accueil de personnes âgées. Au détour d’un couloir, Fabien[2], infirmier, m’interpelle : « Ah, tu tombes bien. Tu peux m’aider ? ». Je lui accroche son tablier. Il va aider l’ambulancier au transport de madame B. Du bout du couloir, je vois le brancard pénétrer dans l’ascenseur. À la fin de mon « service », vers 19h30, je passe par l’infirmerie me défaire de mon équipement et me laver les mains avec toutes les précautions qui m’ont été recommandées. Les trois infirmiers encore présents discutent de l’organisation pour la nuit. L’appareil respiratoire jusque-là utilisé par madame B. va être transférer à un autre résident. Une partie des chambres va être réorganisée pour regrouper « les Covid ». « Bon, mais franchement, madame B., je pense qu’on la reverra pas », lance Fabien.
[1] Nom d’emprunt
[2] Nom d’emprunt
Bonjour Marine, merci pour ce témoignage. Ce que tu décris de ce que tu vois et vis dans cet ehpad fait écho avec le texte de Marie dans ce même blog. Il me semble que certaines manière d’aborder ce qui se passe, notamment le rapport au temps, à la temporalité, mais aussi au soin, mériteraient une lecture transversale, une catégorie ou un « tag » spécifique.
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