« – Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi, dit le Chapelier, vous ne parleriez pas de le gaspiller. » (Lewis Carroll, 2010)[1]
La notion de temps en médecine
Le Temps. Aiguille qui tourne au cadran de l’horloge. Ce temps s’enfuit, toujours vécu par rapport à l’immédiat. Cette vision du temps est notamment héritée de la langue grecque antique où il existe un présent à la fois immédiat et éternel. Après le temps cyclique Grec, un temps chronologique s’est imposé sous l’influence d’Aristote[2], un temps pensé toujours en rapport au présent. C’est un présent an-historique, comme une photographie de l’instant qui le met hors du temps. La médecine a hérité de cette vision extemporanée de la culture grecque dont elle est imprégnée. Le coronavirus, cette forme sociale de la maladie a plongé le monde à la fois dans la stupeur et la frénésie. Le temps s’arrête et s’accélère à la fois. Le virus a imposé son propre tempo aux puissances économiques mondiales, au quotidien des humains, à la pratique de la médecine. Il met l’économie à l’arrêt et la médecine en effervescence. À l’hôpital, le sentiment est de courir après le virus, qui a toujours une longueur d’avance :
« On avance au fur et à mesure, avec le virus. On en apprend chaque jour, alors on s’adapte et on rectifie nos actions. Il y a de nouvelles données à chaque fois et on doit les prendre en compte. Ça donne l’impression de piétiner, mais ce n’est pas le cas, on avance en suivant l’évolution du virus. » (Amir, médecin infectiologue, mars 2020)
Avec l’accélération du temps moderne, nous appréhendons le temps de façon linéaire, comme un continuum de moments présents pressentis, donc futurs, ou déjà vécus, donc passés. C’est un flux qui s’écoule, comme sur le modèle de la clepsydre mais dont le moment présent est survalorisé car vécu : nous considérons l’instant, où l’être est, dans son immédiateté. Le temps linéaire inscrit l’humain dans l’autonomie des actes. Le passé est pensé comme cause de notre présent et le futur comme sa conséquence. Pourtant, le temps n’est pas absolu : « le temps d’un événement est l’indication simultanée d’une horloge au repos située à l’endroit de l’événement, qui est synchronisée avec une certaine horloge au repos dans tous les cas de détermination du temps » [3], expliquait Einstein. En physique, le temps, mais aussi l’espace et le mouvement, sont relatifs à leurs propres référentiels. Il n’y a pas d’espace ni de temps absolu. Ceci est d’autant plus palpable dans la ‘vraie vie’, celle qui n’est pas calculée ou pensée, mais vécue.
En biologie et en médecine, la réflexion est surtout basée sur notre environnement physique où l’espace est séparé du temps, un temps unique et absolu où règne le principe de cause à effet. Cependant, si deux éléments sont en mouvements l’un par rapport à l’autre, le temps de l’un ne sera pas le temps de l’autre car ils seront désynchronisés. Dans ces conditions, comment gérer le temps ? Perdu, gagné, passé, futur…
A l’hôpital : des temps multiples et désaxés
L’hôpital tout entier est plongé dans une course à la ‘parade’ : fermeture des services habituels et ouverture de services COVID, réorganisation et fusion des équipes, interventions des infirmières hygiénistes pour former les soignants aux bonnes pratiques, recalculer les dotations des services en médicaments nécessaires à la prise en charge des pathologies infectieuses, modification des dotations en matériel… Tout cela est nécessaire car les services de soins parcellisent leurs domaines d’action du fait de la supra-spécialisation de la médecine :
« La personne n’a pas qu’un cerveau, un cœur, qu’un poumon… maintenant avec la Supra-spécialisation chacun s’occupe de son morceau, personne ne s’occupe de la personne, ça ne va pas. […]. Ils ont l’impression dans leurs programmes de santé que ça va rapporter plus parce qu’ils font plus de chiffre, mais il se mentent à eux-mêmes parce que la personne elle-même n’est pas partagée en morceaux. […] Le malade n’a jamais mille maladies. Quand tu as plusieurs symptômes, c’est un truc qui est liée à l’autre et il faut penser d’abord à un diagnostic global, mais je pense qu’ils ont pris les choses à l’envers » (Florine, docteur infectiologue, mars 2017).
Les services de soin sont organisés en fonction de ces spécialités. L’armoire à pharmacie de la cardiologie, de la neurologie, de la médecine infectieuse ou encore de l’oncologie ou de la MPR (Médecine physique et réadaptation) ne sont pas les mêmes. Les réserves de matériel non plus, puisqu’elles sont adaptées aux besoins spécifiques de la spécialité en question. Réorganiser un service demande donc bien plus qu’une décision administrative. Les équipes doivent se synchroniser, le point doit être fait sur les nouveaux besoins et ceci en un temps record, d’où les nombreuses anicroches. Certes les masques et les sur-blouses font la une des journaux, mais les seringues pour prélever les médicaments, les aiguilles pompeuses, le matériel à oxygène (lunettes, masques, manomètres, barboteurs…), les gants et serviettes, les draps etc. doivent aussi être disponibles en nombre suffisants et rapidement dès l’ouverture de l’unité.
Au début de l’épidémie, il fallait être « rapide et efficace ». Et puis, une fois les services ouverts, les équipes rodées, que se passe-t-il ? Le temps reprend-il son cours ? Non. Car les soignants ont, dans leur quotidien de travail, cette perpétuelle impression de devoir avancer à contre-courant. Cette course contre la montre est réactivée à l’entrée de chaque nouveau patient en service de soin. Leur temps s’écoule différemment, par à-coups[4], un temps saccadé, à la fois éreintant moralement et physiquement. Ils ont pris l’habitude d’anticiper les éventuels déboires qu’ils pourraient rencontrer, l’évolution de la maladie, les réactions des patients mais aussi des collègues et supérieurs… même en dehors de la crise. Les équipes passent le plus clair de leur temps dans le futur : ils prévoient l’action suivante et agissent dans l’instant concomitamment. Mais cela est devenu encore plus prégnant avec l’arrivée du COVID-19. Car en plus de se projeter dans le temps, le personnel de l’hôpital doit aussi apprendre à se réadapter rapidement. Les informations transmises changent tous les jours, les recommandations semblent se modifier à la vitesse où les stocks de matériels se vident… Le lundi un masque FFP2 doit être changé toutes les quatre heures, le mercredi toutes les six heures, le vendredi toutes les huit heures et lorsque le weekend-end le stock est vide, les masques chirurgicaux montent en grade et deviendraient presque aussi protecteurs que les FFP2…
Les soignants travaillent donc au rythme des nouvelles consignes : « Tous les jours ça change ! On a l’impression déjà qu’ils ne savent pas ce qu’ils font mais en plus qu’ils se fichent de nous… » s’indigne Carène, aide-soignante de nuit en unité COVID. De manière générale, leur temps est disruptif et accéléré, tourné vers le futur. Mais la maladie a aussi un effet, plutôt inverse, celui de stopper un peu plus le quotidien des patients. Soignants et patients sont désynchronisés.
La crise : des temps bousculés
Nous entendons souvent que la maladie court-circuite le temps du patient, le ralentit. Elle pousse le malade hors du temps social. Il sort de son quotidien productif et se trouve en plein recentrement sur lui-même, là où les soignants l’expose, où la médecine le décompose. Ces temps divergents vont ensuite se superposer pour redéfinir le vécu de la maladie, mais en dehors du malade, dépossédé. La médecine hospitalière a pour leitmotiv l’allongement du temps, de notre temps. En lutte permanente contre la mort, elle vise à prolonger un peu la vie. Le temps de l’hôpital, ce temps discontinu et toujours tourné vers l’avenir (à court terme) prend le pas sur le temps du malade ( plus présent à lui-même et à son vécu de l’instant, par l’épreuve du pathologique). Pourtant, la machine hospitalière y est violemment ramenée par les conditions imposées par le virus. Les soins doivent être pensés autrement, le temps réorganisé, car les patients sont seuls, les visites sont interdites. Ils ont accès aux informations qui nous submergent et participent à l’angoisse, maintenant un niveau toujours suffisant d’inquiétude pour que les bien-portants soient (relativement) prudents, plongeant les malades dans la détresse. Ils sont seuls face à leurs peurs, dans une chambre fermée de quelques mètres carrés. Ils ont leurs téléphones, certes, mais sont privés de contacts physiques, en dehors des allées et venues des soignants, encapuchonnés, dont seuls les yeux sont visibles… à travers le plexiglas des luttes de protection. Les relations ne sont plus immédiates mais médiatisées par la matière. Les peaux ne se frôlent plus, ils sont privés du toucher et cela manque aux patients, joue sur leur vécu de la maladie :
Extrait de journal de bord, 04/04/2020 :
En garde de nuit en unité COVID, une patiente s’est déperfusée (Mme K). Elle a des veines fragiles et fines, j’ai des difficultés à la piquer, notamment du fait des gants qui oblitèrent mon toucher. Mauvaise pratique, je le sais : je retire mes gants malgré la situation. Mes doigts parcourent son bras, je repère la veine, pique, fixe le cathéter et le tour est joué. La patiente me regarde et me prend la main : « Vous ne pouvez pas savoir le bien que ça fait de sentir la vraie main de quelqu’un ! J’ai l’impression que cela fait une éternité !». Je serre sa main dans la mienne.
Le temps de Mme K s’est allongé et est devenu pénible. De par la maladie et les symptômes, mais aussi l’angoisse, l’enfermement, la solitude. Les stimuli physiques se transforment en torture. Ils sont majoritairement utilitaires : prendre la tension, laver, habiller, repositionner le masque à oxygène, redresser… et même lorsque les soignants prennent la main pour rassurer, ce contact est toujours médiatisé par la matière désagréable et impersonnelle des gants. Les interactions sont repensées en normes sanitaires et laissent de côté la part humaine, celle du contact réel, charnel, incarné. Ce qui est reproché à la médecine moderne et techniciste non seulement est poussé à son paroxysme, mais envahit aussi les espaces personnels : distanciation sociale, lavage de main, pragmatisme relationnel…
En effet, la médecine occidentale moderne est souvent vue comme déshumanisée. Cela tient en partie du « parti-pris indispensable qu’a dû choisir la médecine de se soumettre aux modalités du discours scientifique si elle voulait s’assurer de son efficacité thérapeutique. » (Jean-Pierre Lebrun, 1993, p. 167)[5]. Les préoccupations médicales sont empreintes de données objectives, utiles, nécessaires au bon déroulement des soins, aux bonnes pratiques, à l’efficacité. La médecine est scientifique et technique. Mais, « la science a pour objectif le progrès de la connaissance alors que la technologie a pour objectif la transformation de la réalité donnée » (Jean Ladrière,1977, p.57) [6]. Où se trouve alors la place de la rencontre à travers le soin, de la relation à l’autre ? Notre médecine s’appuie sur ces deux éléments, science et technique, qui, par l’illusion de contrôle et maîtrise qu’ils procurent nous rassurent. Nous sommes actuellement bombardés de ces données, vraies ou fausses soient-elles. Notre environnement limite les contacts, et les médias diffusent les recommandations scientifiques utiles, à visées prophylactiques. Notre quotidien serait-il, à l’instar de la médecine, en train de se déshumaniser ? A l’inverse, cette crise sanitaire pourrait-elle permettre de ré-humaniser la médecine aux yeux des usagers ?
Essayer de s’harmoniser : des temps concordants
Nous l’avons déjà dit, la médecine essaye, à l’image de son ancêtre divin Asclépios, de repousser la mort. Elle est cependant, mise en échec par le COVID-19 ces deniers temps. Elle apparaît même vulnérable. Une large proportion de personnes guérit. Oui. Mais il y a plus de décès qu’à l’accoutumé. Certains auraient pu être évités, d’autres non. Les soignants sont parfois dépassés :
« On a eu quatre décès et six entrées en quatre heures. J’ai passé mon temps à emballer des corps dans des sacs… comme à la chaîne… c’est pas pour ca que je fais ce travail… et pas de répit, les entrées arrivaient derrière… ça va trop vite» (Sandra, infirmière en unité COVID, mars 2020).
La notion de vitesse est encore très présente chez les soignants. La phrase la plus récurrente que j’ai entendu ces dernières semaines étant : « les patients atteints du COVID décompensent vite ». Alors les surveillances sont accrues, le moindre signe analysé. Dans l’urgence, les soignants se centrent sur l’action et le présent (ou presque, la notion d’après demeurant toujours prégnante dans les discours). Sinon, ils scrutent pour prédire. Plus qu’ils n’en ont l’habitude ou même conscience, ils projettent. Ils sont dans l’attente du moins bien ou du pire. Dans ces moments-là, leur temps s’allonge.
Les patients quant à eux ont peur, se sentent pris au piège du fait de l’isolement, ils « étouffent », au sens propre comme au figuré :
« Non seulement j’ai du mal à respirer mais l’atmosphère m’étouffe. La fenêtre ne s’ouvre que de quelques centimètres, je n’ai pas le droit de sortir… je ne sais même pas si je sortirais un jour… c’est assez horrible comme impression. » (M. D, patient atteint du COVID-19, mars 2020)
« Je suis désolé, je sais que vous n’avez pas le temps… comprenez, la porte est fermée et je me sens asphyxié…et tout est long, c’est comme si mourrais à petit feu et j’ai vraiment le temps de me voir mourir… » (M. J, patient atteint du COVID-19, avril 2020).
Avoir le temps de se voir mourir, de se sentir suffoquer. Le temps participe à ce malaise. De plus, sans contact, sans personne avec qui partager ce sentiment, l’anormalité de la situation et son importance se multiplient, car les points de repères sont supprimés. Le temps s’allonge à l’infini. Les soignants ont donc dû apprendre à prendre en compte ces temps allongés. Le leur, provoqué par l’attente, et celui du patient. Ils s’assoient au bord lit, passent plus de temps à écouter les patients, notamment la nuit. En étant aussi plus nombreux, car les effectifs ont été augmentés dans les unités COVID, ils peuvent accompagner les patients de façon plus intense et personnalisée. Ils alternent donc entre ces temps rapides, tournés vers l’après et ces temps suspendus. Ces instants partagés de temporalités lentes qui se synchronisent permettent de s’asseoir, d’écoutent, de poser des questions, de parler avec les patients, essayer de les rassurer. Personne d’autre ne pourra entrer dans ces chambres et le faire. Cette fonction d’écoute, toujours prônée par les professions paramédicales, cet aspect profondément humain de la prise en soin prend enfin son ampleur dans ces conditions : l’accompagnement, le soutient, la seule présence. Ces temps ne sont pas comptés dans l’économie du soin, ils ne l’ont jamais été. Mais ils reprennent de l’importance tant aux yeux des soignants que des soignés. Les relations sont différentes, parfois plus fortes, rendant le travail aussi parfois plus difficile. Car des gens meurent, et ils ont parfois perdu le statut de « l’infection urinaire du 26 » ou de « l’insuffisance cardiaque du 33 », qui protègent les soignants par la mise à distance. Des barrières sont franchies. Les soignants vont parfois même enfreindre certaines règles pour leurs patients les plus atteints pour lesquels il n’y a pas ou peu d’espoir. Les patients ont de nouveau un nom, une famille, un travail. Pour certains, ils connaitront même les noms de chacun de leurs enfants, leur âge, leur parfum de glace préféré… Les familles prennent vies à travers les discours des patients et deviennent réels, alors qu’ils ne les rencontreront jamais. L’enjeu devient alors plus important. L’univers du patient se reconstruit dans les chambres isolées, autour des conversations, de ces temps en apesanteurs, qui prennent soudain d’autres couleurs. Ces temps sont trop souvent absents de la pratique standardisée et quotidienne. Mais les circonstances extraordinaires de la crise sanitaire changent la donne.
Conclusion :
Alors que d’ordinaire soignants et patients se retrouvent souvent dans la configuration de la conversation ‘de part et d’autre d’une porte vitrée’, c’est- à-dire sans réellement s’entendre l’un l’autre, chacun étant fixé sur des objectifs divergents ; ils se relient en ce moment, en apprenant à s’harmoniser, en synchronisant à nouveau leurs temporalités à travers des vécus, certes différents, mais convergents d’une maladie qui confronte à de nouveaux défis. Il ne s’agit ici que d’éléments de réflexion préliminaires, d’orientation peut-être. Il faudra a posteriori repenser à ces temps modifiés, soudain fusionnés voir fusionnels, à ces resynchronisations fugitives entre le temps du patient et celui du soignant, car les réflexions présentes, extemporanément vécues, comme une photographie prise en plein massacre, ne permettent pas d’appréhender la réalité du vécu de ceux qui ont accompagné les malades, ni même le traumatisme laissé au fond de celles et ceux qui se sont vus mourir (qu’ils aient ou non survécu), mais aussi des familles, vivant un drame à distance dans une temporalité totalement distordue entre la réalité d’un quotidien confiné et l’irréalité de la maladie voire de la mort de leurs proches, à distance.
[1] Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche Jeunesse (coll “Classique”), 2010, pp. 83-85.
[2] Sylvie-Anne Goldeberg, « De la Bible et des notions d’espace et de temps. Essai sur l’usage des catégories dans le monde achkénaze du Moyen Âge à l’époque moderne » Annales. Histoire. Sciences sociales. Volume 52, n°5, 1997, pp. 987-1015.
[3] Albert Einstein, 1905, De l’électrodynamique des corps en mouvement, Traduction de Meghnad Saha, Titre original « Zur Elektrodynamik bewegter Körper », Annalen der Physik, « Les classiques des sciences sociales », 1905, p. 12.
[4] Anne Véga, Une ethnologue à l’hôpital, L’ambiguïté du quotidien infirmier, Paris, édition des archives contemporaines, 2000, p. 58
[5] Jean-Pierre Lebrun, De la maladie médicale, Bruxelle, De Boeck Université (coll. Oxalis), 1993, p. 167
[6] Jean Ladrière, Enjeux de la rationalité, Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p.57