Venise#01 « visibles invisibles »

Mendicité.

À chacune de mes sorties, je croise une personne qui mendie de quoi manger. La présence à Venise de mendiants et de lieux d’accueil est ancienne comme en témoignent l’Église San Nicolò dei Mendicoli et l’Église San Lazzaro dei Mendicanti situées au Rio dei Mendicanti. Venise a eu jusqu’à 300 Scuole Grande et Minore, des confréries de laïcs qui sous le patronage d’un saint protecteur menaient des actions de solidarité et de charité envers les plus faibles et les plus démunis. Elles sont à l’origine de la construction d’hospices et d’hôpitaux.

En 2008, le maire philosophe de Venise, Massimo Cacciari (centre-gauche), a interdit la mendicité dans le centre de Venise. « Le phénomène de la mendicité met mal à l’aise les habitants et hôtes de Venise » peut-on lire dans l’arrêté municipal. L’interdiction a pour but d’éviter le « harcèlement » des touristes et la dégradation du « joyau » touristique. Pour le Commandant général de la Police municipale, il s’agissait aussi de lutter contre un système de mendicité organisé exploitant une centaine de personnes. La philosophie a changé.

Pour autant, la mendicité n’a pas disparu avec l’arrêté municipal de 2008 et elle reste très organisée. Les mendiants sont surtout des réfugiés africains et parfois des roms. Chacun a son emplacement très précis, au centimètre prêt, où il fait la manche chaque jour : les ponts, les sorties des supérettes ou d’églises et les sotto portego. Ils ne gênent plus la circulation comme cela leur était reproché en 2008. Ce sont les mêmes chaque jour à chaque poste. Ce sont plutôt des jeunes hommes et plus rarement des personnes âgées et des femmes. Parfois, l’un d’eux aide une personne âgée à ramener son caddie de courses jusqu’à chez elle ou bien à passer un pont avec son caddie. Ils restent plusieurs années au même emplacement puis changent. Parfois, je les retrouve dans d’autres quartiers. Deux travaillent maintenant pour l’association paroissiale du quartier lors de la fête annuelle. Un autre nettoie les vitrines des magasins depuis quelques années.

Avec le confinement, ces mendiants ont disparu de leurs emplacements. Où sont ils? Est-ce l’absence de touristes ou bien les limites de circulation qui ont mis fin d’un coup à cette organisation?  Une nouvelle misère est visible à Venise. En allant tôt au marché, j’ai croisé une personne âgée avec son caddie comme il y en a beaucoup à Venise. En passant à côté d’une poubelle publique, elle a pris le temps de regarder s’il n’y avait pas quelque chose dedans. Je me suis dit qu’elle devait faire ce tour de bonne heure pour trouver à manger, avec son caddie. La mendicité que je croise depuis le confinement est différente. Ce sont de jeunes blancs, en détresse, visiblement souffrant d’addiction, qui semblent errer dans la ville. Il y a deux jours, c’était un jeune homme avec un énorme sac à dos et une bouteille d’alcool en main, parlant seul avec une petite statue de vierge incrustée dans un mur comme il y en a beaucoup à Venise. Une autre fois, c’est une jeune fille autour de la vingtaine, le teint blafard, qui arrêtait les personnes au marché du Rialto pour leur demander des sous pour manger. Il y a deux semaines, sur les Zattere, trois jeunes zonards buvaient leur bouteille d’alcool devant le couché de soleil, à la place où sont normalement amassés des touristes. Une passante les a pris discrètement en photo avec son portable. À Piazzale Roma, une jeune fille au visage gonfl semble avoir élu domicile à l’embarcadère. Elle appelle parfois en hurlant un compagnon invisible. Avant le confinement, je la croisais parfois avec son compagnon sur la strada nuova. Elle semble seule aujourd’hui. Ils semblent tous seuls, comme des fantômes en ville. Cette nouvelle détresse est-elle due au seul confinement ou a-t-elle cessé d’être invisible avec le départ des touristes ? Était-elle prise en charge par des centres qui ont dû fermer? Qui leur vient en aide?

Cela me rappelle qu’en anglais le mot hôte, « host », et fantôme, « ghost », ont la même racine, partagée avec celle d’hospitalité, d’hostilité, d’hôtel et d’hôpital. En France, pour venir en aide aux hôpitaux, les hôtels semblent retrouver cette racine commune en devenant des refuges pour ces fantômes. La semaine passée, un vénitien souhaitant rester anonyme a fait don d’une somme d’argent à un collectif d’habitants pour aider des personnes en difficulté. Le groupe a fait un appel sur Facebook pour recueillir les demandes, par mail privé et sans demande de justification. Une quinzaine de demandes a été satisfaite. Une demi-heure après la réception de la demande, la somme était versée sur le compte de ces personnes. La ville devrait mettre en place des bons d’aide aux plus démunis.

En anglais hospitalité – « hospitality » – désigne principalement l’industrie touristique dans son ensemble et l’accueil en particulier. Le tourisme et la mendicité organisée ont disparu et une nouvelle organisation semble se mettre en place. C’est comme si l’arrêt de cette industrie touristique / hospitality semblait vouloir nous ramener à la racine latine du terme hospitalité, avant sa grande transformation en tourisme. À voir qui en seront les bénéficiaires et comment cela évoluera. Tout comme le tourisme.

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ltana

Normalement, j’entends de ma fenêtre le chant des oiseaux et le son des avions au loin, la sirène des bateaux de croisière et, plus proches, les annonces de la Gare sur l’arrivée et le départ des trains. Plus l’air est humide, plus le son porte au loin. Parfois arrive le son des films projetés sur des écrans géants des bateaux de croisières. Chaque transport touristique génère sa propre sonorité.

Depuis le confinement, les avions, les trains et les bateaux de croisières sont à l’arrêt et il ne reste que le son des oiseaux et de quelques ambulances. De nouveaux sons arrivent. Celui des vénitiens sur leurs altana. Altana est le nom des terrasses vénitiennes construites en bois sur les toits de Venise. On y accède généralement par le comble des toits. Le terme est apparu au 12ème siècle. Elles auraient été construites faute d’espaces publics suffisants, pour profiter du soleil et de la vue et parfois pour repérer au loin les navires. C’est là que les vénitiennes se faisaient blondir les cheveux au soleil. Elles sont nombreuses mais rarement utilisées parce que difficile d’accès et trop exposées au vent et au soleil.

Depuis le confinement, elles semblent avoir été réinvesties. Une voisine y téléphone tous les jours et son mari regarde chaque nuit les étoiles au télescope. Un autre y joue de la guitare avec un ami ou bien suit des séances de sport sur internet. D’autres sont plus silencieux et viennent simplement lire, manger ou prendre le soleil. On se salut parfois d’une terrasse à l’autre. Une jeune voisine a construit sa propre altana avec une planche posée entre sa fenêtre et une cheminée, et passe ses journées là au téléphone ou à regarder des vidéos.  Depuis, les toits pour cause de confinement, les sons de la vie quotidienne ont remplacé ceux du tourisme et se font entendre au loin.

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Chats

Les chats domestiques profitent du confinement pour sortir sur les campos. Les chats ont été par le passé très présents dans les rues de Venise. J’ai un souvenir lointain, en vacances, de ces chats qui dormaient le long des calle vénitiennes. Ils servaient à protéger les cargaisons des rongeurs comme l’ont exigé les assureurs et prêteurs dès le 13ème siècle. Ils ont aidé à lutter contre les invasions de rats et les pestes. À partir des années 1990, l’administration a décidé de contrôler leur présence en menant notamment des campagnes de stérilisation. Cela a été justifié au nom du bien être animal et du tourisme.

Les chats, plus rares, sont toujours présents. Il y a celui du libraire qui trône à côté de la caisse enregistreuse, celui du menuisier qui mène la garde devant la porte, celui de la potière qui regarde par la vitrine les passants et ceux de l’hôpital qui dorment paisiblement dans le cloître. Il existe encore quelques parcs ou calle peu fréquentés où l’on peut voir des cabanes où des chats dorment paisiblement à côté de gamelles encore remplies de nourriture. C’est surtout dans les îles de la Lagune que l’on peut encore croiser des chats errants, parfois en nombre.

Avec le confinement, les chats semblent sortir des appartements et réinvestir l’espace public. Les habitants les sortent devant leur porte et parfois les emmène faire un tour. À chacune de mes sorties, je rencontre ces chats à côté de leurs maîtres qui discutent. Ils se mettent au soleil, observent la rue. Avec le départ des touristes, l’espace public est devenu à nouveau le leur.

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Images

Venise est certainement l’un des lieux au monde dont les images sont le plus partagées sur les réseaux sociaux. Les habitants ne savent pas sur combien de photos partagées ils ont été pris par mégarde. Les vénitiens aussi prennent et partagent des photos de leur ville. Ils partagent souvent les photos de grands événements symboliques pour la ville comme la fête du Redentor ou celle de la Salute pour témoigner de leur présence et de leur attachement à ces événements.

Un groupe facebook regroupe plus de 70.000 membres qui partagent les photos des lieux les moins connus de Venise et de sa Lagune. Chacun peut y poster sa photo d’un lieu méconnu de Venise ou une image d’archives. À chaque nouvelle photo postée, chacun essaye de deviner l’endroit et chaque photo reçoit des centaines de like. Le règlement du groupe précise que ne sont pas acceptées les photos de la place San Marco, du Rialto et de la Punta della Dogana. De manière générale, les vénitiens partagent rarement des photos de ces lieux, sauf pour témoigner de leur sur fréquentation touristique ou pour dénoncer les comportements inopportuns des touristes.

Avec le confinement, les vénitiens se sont mis à partager fréquemment leurs photos de lieux très touristiques comme San Marco et de lieux communs comme la gare, les canaux et la strada nuova. Ces photos témoignent du calme de l’eau et du vide de la ville mais aussi d’une beauté retrouvée comme en témoignent les commentaires associés aux photos. L’accroissement des restrictions à sortir ne semble pas freiner ce partage de photos, chaque partage étant aujourd’hui accompagné d’un commentaire justifiant le déplacement. Au vu de la répétition de certaines images partagées et du nombre de like qui les accompagnent, ce sont les mêmes lieux qui semblent fasciner le plus aujourd’hui les vénitiens que les touristes d’hier  : San Marco, Rialto et le Grand Canal. Comme ci les habitants avaient repris le flambeau du partage de ces lieux emblématiques abandonnés des touristes pour cause d’épidémie.

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Souvenirs

Les souvenirs ont quasiment disparu des calle de Venise et avec eux plusieurs commerces de proximité. Les commerces de souvenirs avaient déjà été fortement touchés par la grande acqua alta de fin 2019 et commençaient pour certains à être en vente ou bien fermés. Avec l’épidémie, comme tous les commerces qui ne sont pas de  premières nécessités ils ont baissé rideau.

A Venise, l’un des moyens de limiter l’invasion des boutiques touristiques est de réserver certains commerces à des activités de proximité comme l’alimentaire ou la vente de journaux. Le changement d’usage d’un commerce nécessite une autorisation municipale. En cas d’avis favorable, il faut parfois s’acquitter d’une compensation financière. A Venise, pour cinq millions d’euros, sous la critique, le Fonteggo dei Tedeschi, d’une surface de 5000 mètres carrés au pied du Rialto, est passé d’un droit d’usage exclusivement public à un usage pleinement commercial. Les anciennes postes sont ainsi devenues un supermarché de luxe.

Les plus petits commerces font eux appel plutôt à la ruse. Les kiosque à journaux se sont transformés en commerce de souvenirs et il est difficile de voir les journaux sous les innombrables masques, sacs et souvenirs qui sont suspendus tout autour. Le règlement, comme le rappel les quelques articles de journaux à ce sujet, dit qu’ils doivent proposer a minima 55% de journaux bien visibles et 45% de souvenirs. D’après les journaux, un seul fournisseurs les alimenterait en souvenirs. Aujourd’hui, les souvenirs ont quasiment disparus et les journaux sont redevenus visibles.

Des commerces alimentaires ont aussi fermé. Une grande partie des stands de fruits et légumes du marché de Rialto a fermé. Ce sont ceux qui vendaient au côté de quelques fruits et légumes de nombreuses confections d’herbes ou de produits séchés pour cuisiner italien. Quelques supérettes ont aussi fermé leurs portes. Au côté des produits du quotidien, elles proposaient des produits à consommer sur place comme des sandwichs et boissons individuelles et des souvenirs alimentaires en grande quantité. La plupart de ces commerces, pour ne pas dire la totalité, étaient tenus par des asiatiques, apparemment indiens ou chinois. Avec le confinement, elles auraient pu rester ouvertes. Apparemment pas sans les touristes. La main invisible du marché semble avoir été plus efficace que le règlement municipal.

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