Venise#02 « la plus grande citée portuaire au monde »

Livraison 

Depuis le confinement, tous les commerçants proposent la livraison à domicile. Au 15ème siècle, Venise était le centre d’un vaste système mondial de livraison. La ville comptait 200.000 habitants et était la plus grande citée portuaire au monde. Au cœur de ce vaste système de trafic international transitaient des marchandises entre l’Asie, le monde méditerranéen et le cœur de l’Europe. Les marchandises étaient négociées, parfois transformées sur place avant d‘être livrées partout. Cette main mise vénitienne sur le transit international existait au côté d’un vaste système de travail à la chaîne à l’Arsenal qui aurait inspiré Ford. L’Arsenal produisait les bateaux de transport de marchandises et de guerre à la chaine. C’est à cette époque qu’elle a connu sa massima splendore. Voilà ce que nous raconte son grand récit historique, répété en boucle aux touristes. Venise est aujourd’hui au centre d’un vaste trafic international de touristes, nouvelle marchandise du XXème siècle, livrée par trains, avions, autobus et bateaux de croisière. Du moins, avant l’acqua alta exceptionnelle de fin 2019 et l’épidémie du corona virus. La livraison se concentre aujourd’hui sur le dernier kilomètre.

Il y a quelques semaines, à Venise, seuls les pizzerias proposaient la livraison. Je croisais parfois le vendeur de journaux qui livrait ses abonnés à l’aube. Des livraisons hebdomadaires de fruits et légumes locaux se faisaient à la rame, dans des barques vénitiennes qui livraient des groupes d’achat solidaire, sorte d’AMAP italiennes. Depuis quelques années les paquets Amazon étaient devenus bien visibles sur les barques des transporteurs, dans les charriots des livreurs et aux points de livraison ouverts dans quelques commerces. Les commerçants se sont plaints de cette concurrence qui comme ailleurs fragilise certains commerces de proximité comme les libraires, les magasins de jouets et de sport. À Venise, pas de livreurs Ubereat ou Deliveroo qui sillonnent la ville. Et les livraisons se font à pieds ou en barque.

Une forme de livraison était moins visible. Celle informelle. Celle des réfugiés africains certainement payés à la pièce. Et celle des aides à domicile, les badante, déclarées ou pas et originaires en grande partie des pays de l’Est de l’Europe. Elles et ils transportaient les chariots de course des personnes âgées. Elles et ils les aidaient à passer les ponts et à monter leurs courses à l’étage. À Venise, il n’y a pas d’ascenseurs et beaucoup de ponts. Les courses se font souvent quotidiennement pour éviter de porter des sacs trop lourds. Pendant de longues années, un indien a livré les personnes âgées pour une boutique alimentaire du quartier.  À sa fermeture, il a continué à porter les commissions des personnes âgées, à faire leur ménage et à nettoyer le devant de leurs portes. Je ne le croise plus depuis le confinement. Les badante sont souvent les mêmes qui faisaient les ménages des hébergements touristiques. Je les rencontrais tôt le matin arrivant de la « terre ferme » ou bien quand elles sortaient de leurs minuscules entrepôts de matériel. Ces livreur.e.s ont en grande partie disparu. Pour se protéger du corona virus ? Ou avec le tourisme ? Difficile à dire.

Avec le confinement, tous les commerces proposent aujourd’hui la livraison. Le poissonnier, le libraire, le quincaillier, la papeterie, le boulanger, les supérettes et toujours la pizzéria. Au marché du Rialto, à côté de la banderole « Rialto no se toca » qui alerte sur la possible fermeture du marché aux poissons, apparaissent des affiches pour la livraison à domicile. Partout en ville, des volontaires livrent les personnes âgées. Je croise parfois de jeunes personnes avec plusieurs listes de commission dans la main. Certainement ces volontaires.

Avec le confinement les commerces de proximité ont perdu leur clientèle touristique et surtout celle des restaurants, bars et hôtels qui leur achetaient le pain, le poisson, les fruits et légumes. Au marché de Rialto, tôt le matin, un ami restaurateur y choisissait et négociait tous les jours ouverts les poissons et coquillages de ses menus. Aujourd’hui, ils ne leur restent que la clientèle résidente qu’ils proposent de livrer. Il m’est arrivé de croiser un ami libraire et élu de l’opposition qui transportait dans chaque main des sacs avec les livres qu’il livre. C’est certainement pour lui le moyen de continuer d’exercer son métier et de faire de la politique en temps de confinement. J’ai aperçu la protection civile qui sonnait aux portes pour livrer des masques certainement aux personnes fragiles. Amazon aussi évolue. Ils disent ne livrer plus que les produits de première nécessité comme cela leurs clients « pourront avoir recours à l’e-commerce  pour les aider dans leurs efforts de distanciation sociale ». Grâce à eux, j’ai appris que les produits de beauté étaient de première nécessité. Les commerces de proximité, hier menacés de fermeture à cause du sur tourisme, sont aujourd’hui déclarés de première nécessité et assurent le dernier kilomètre comme on dit en livraison.

Vaporetto

Les vaporetto sont quasiment les seuls embarcations que je vois circuler sur le grand canal. Venise possède un système de transport en commun de vaporetto qui fonctionne 24 heures sur 24. Vous pouvez rentrer d’une île au nord de la Lagune à quatre heure de matin et profiter avec quelques d’amis d’être seul à bord pour une traversée nocturne de la Lagune comme cela m’est parfois arrivé. Et cela pour un euros quarante. Cette qualité de service public est rendu possible parce que les touristes payent eux 7,5 euros pour un trajet quand les résidents payent cinq fois moins. L’abonnement mensuel résident est de trente cinq euros, bus et tramway compris, moins cher que le billet touristique trois jours.

Pour en faire encore parfois les frais, cette pratique du tarif différencié entre les vénitiens et les touristes est devenue commune, notamment dans les restaurants. Cette inégalité tarifaire entre résidents et voyageurs semble communément admise. Quelques fois cela pose problème. Si vous habitez ou travaillez dans un lieu peu accessible sans vaporetto, comme par exemple l’Arsenal ou l’île de la Giudecca, vos invités qu’ils soient des proches ou des clients, devront s’acquitter de 15 euros de billets aller-retour, comme les touristes. Un article de presse racontait que dans les vaporetto pour la Giudecca on pouvait voir des voyageurs ayant payé leurs tickets défendre d’autres qui ne l’avaient pas payé. Ils justifiaient leur refus de payer car ils n’avaient pas d’autres choix que de prendre le vaporetto pour se rendre chez eux, de l’autre côté du canal. Les autres voyageurs soutenaient ces resquilleurs face aux contrôleurs.

Grâce à cette politique tarifaire, le tourisme finance un transport public de qualité à Venise. Du moins quand il ne l’envahit pas. Certains embarcadères possèdent une entrée prioritaire pour les résidents afin de leur éviter de perdre le vaporetto, surtout s’ils résident dans les îles de la Lagune Nord. En dehors de ces embarcadères, surtout en été, il n’est pas rare de rater un vaporetto, voir deux. La marche à pieds s’impose, même avec un landeau ou un chariot chargé de courses.

Depuis le confinement, les dernières fois que j’ai utilisé un vaporetto, nous étions à peine une dizaine de personnes. Cela m’a rappelé en 2007 lorsque pour quelques semaines la ligne 3 de vaporetto a été réservée seulement aux résidents. Elle a vite fermé pour raison économique, la ligne étant faiblement fréquentée, notamment par des personnes âgées. Sans parler du sentiment d’injustice exprimé par de nombreux touristes voyant passer des vaporetto vides dans lesquels ils ne pouvaient pas monter malgré leur couteux billet à la journée.

Avec le confinement j’ai constaté une seule fois, à Piazzale Roma, l’arrivée d’un vaporetto rempli de personnes portant masques et gants. Ils arrivaient du travail et venaient prendre leurs bus pour Mestre. Les journaux titrent d’ailleurs sur ces travailleurs obligés de s’entasser dans des vaporetto dont les horaires sont réduits. Avec le confinement, je n’ai plus les mêmes horaires que celles et ceux qui se rendent au travail chaque jour. Nous sommes nombreux à ne plus croiser ce monde au travail.

Avant le confinement, chaque matin, je croisais les écoliers, les livreurs, les travailleurs arrivant de Mestre, les éboueurs et le grand canal était rempli de barques de livraison chargeant et déchargeant. Aux heures de pointe, des vaporetto surchargés se rendaient directement de Piazzale Roma à Rialto. Certaines lignes étaient doublées et faisaient des arrêts supplémentaires. Ce trafic, très réglementé à Venise, prenait fin vers 8h30 pour laisser la place aux taxis, gondoles et aux bateaux bus touristiques amenant les touristes depuis les nombreux parkings situés aux alentours de la Lagune ou bien pour un parcours touristique en lagune. Les vaporetto se remplissaient eux aussi de touristes, en particulier ceux des îles de la Lagune nord.

Avec le confinement, je pars souvent pour les courses aux horaires où normalement se promènent les touristes, après 8h30. Comme eux, je ne vois plus ce monde au travail. Les touristes arrivent après que les écoliers soient partis à l’école et que soient arrivés leurs guides et leurs marchandises, que soient livrés leurs repas et ramassés les ordures et leurs draps pour être lavés dans les blanchisseries industrielles à Maghera. Il ne voit pas l’arrière théâtre du tourisme et ils ne croisent plus que eux-même et des commerçants. Je comprends mieux leur surprise quand certains semblent découvrir que la ville est habitée. Ils se mettent à prendre en photos les éboueurs, les enfants qui jouent sur les campos et l’ambulance sur le grand canal. Le tourisme semble avoir cette capacité à rendre invisibles les autres et à s’émerveiller de leur présence.

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