Masque
J’ai croisé plusieurs fois le regard inquiet de celles et ceux qui s’arrangent avec les règles du confinement. Le regard inquiet d’une voisine sur la terrasse de ses parents chez qui elle était venue rendre visite avec ses enfants et profiter du soleil. Il y a aussi les enfants qui, sur un campo peu fréquenté, jouent au ballon, font du roller ou discutent avec leurs amis. Ils sont sous le contrôle de leurs parents. Le jeu de ballon et les rollers sont encore interdits. Il y aussi ces jeunes qui se réunissent dans une cours privée pas très loin, pour discuter et fumer. C’était peut-être déjà leur lieu de rendez-vous avant le confinement. Maintenant, leurs voix portent dans le silence. Comme l’odeur de ce qu’ils fument.
Lors de mes sorties, il n’est pas rare qu’un voisin, un caissier ou un passant me fasse un rappel de ce qu’il pense devoir être respecté. Notre voisine m’a prévenu que malgré l’autorisation faite aux enfants de sortir, il fallait mieux les garder à la maison. Ils sont selon elle les principaux vecteurs du covid19. Les sorties régulières avec son chien ne semblent pas contre indiquées. Les calle et campi de Venise sont pleines de personnes âgées. L’un de mes fils est revenu des courses en s’exclamant « papa, le campo est plein de vieux ». Avec le confinement, la moyenne d’âge de la ville est devenue visible. C’est la moyenne la plus élevée d’Italie. En centre ville, elle est de 49 ans. C’est plus facile ici de se sentir jeune. Moins d’être jeune.
Lors de mes sorties, mon masque ne garantit en rien mon anonymat. Je connais presque tous mes voisins du sestiere. Une ville où il existe seulement la marche à pied favorise ces liens. On se saluait pour se sentir moins seuls dans une ville pleine de touristes. On se croisait au café, sur le campo ou à la supérette. On continue de se saluer même avec le masque.
À Venise, c’était pourtant bien le rôle des masques de pouvoir être anonyme, il y a quelques siècles. Ils permettaient de s’adonner à des pratiques illégales comme la prostitution, les drogues et les jeux d’argent. Les guides font visiter les anciennes maisons clauses comme l’actuel institut culturel français ou bien racontent la vie peu catholique de certains couvents vénitiens. Les touristes se masquent au carnaval en souvenir de cette époque. Je me demande si certaines personnes éprouvent de la nostalgie. Le prochain carnaval se fera-t-il doublement masqué ? Ce sera la première fois qu’habitants et touristes seront tous masqués.
Les pratiques des personnes masquées à l’époque étaient autrement plus répréhensibles que celles que j’ai pu constater. L’anonymat était tout relatif. La ville avait un système de contrôle social assuré par la police, des espions et les habitants. Ces derniers pouvaient déposer discrètement des dénonciations écrites et signées dans les « bocca di Leone » situées un peu partout dans la ville. Certaines sont encore bien visibles autours du palazzo ducale. Le traçage était à l’époque humain.
Avec le confinement, la Police a expliqué aux habitants la manière de dénoncer les manquements s’ils le souhaitaient. C’est sur la base du volontariat. Cette tradition n’a pas eu besoin du tourisme pour perdurer. J’ai vu à plusieurs de mes sorties des passants photographier discrètement d’autres passants. Je ne sais pas s’ls ont ensuite posté leurs photos dans les nouvelles Bocca di Leone numériques.
Tourisme
S’il y a bien une chose qui a disparu à Venise, c’est le tourisme. Les touristes étaient déjà absents depuis la grande acqua alta du 12 novembre 2019. Cela fait plus de six mois que Venise vit sans touriste. Depuis un mois elle vit sans tourisme : sans les stands de souvenirs, les guides touristiques, les transports touristiques. Seuls restent quelques vitrines éteintes et les grands panneaux indicateurs. Pour la sortie du confinement, le tourisme devrait reprendre progressivement. Par contre, personne ne sait vraiment quand reviendront les touristes. En attendant, vers qui va se tourner le tourisme ? Qui va revenir vers les guides, les restaurants, les musées, les hébergements ?
L’historien Marc Boyer disait qu’aucun lieu, aucun monument n’a en soit de vocation touristique. Il faut le verbe des hommes. Puis l’existence sur place de guides, d’hôtels et de restaurants. Venise semble devenue muette. Personne n’est plus là pour raconter ni écouter. Les guides ne répètent plus à l’infini le grand récit de la Sérénissime à des groupes de visiteurs équipés d’écouteurs portables. Peut-être que d’autres récits vont commencer à être audibles ? À s’ancrer dans les imaginaires ? À remonter à la surface de cette ville ? Contrairement au récit touristique dominant, l’histoire de Venise ne s’est pas arrêtée le 12 mai 1797 avec la chute de la République et l’arrivée de Napoléon.
Avec le confinement, les anti-touristes espèrent que la ville va savoir apprécier cette parenthèse sans touriste pour s’imaginer un nouvel avenir. Les pro-touristes espèrent que chacun va se rendre compte de son importance économique pour stimuler une reprise rapide. Sur les réseaux sociaux, les habitants se demandent avec quel tourisme recommencer. Des tribunes proposent des solutions et des débats virtuels s’organisent. Se pose la question d’un nouveau récit pour Venise.
La ville peut puiser dans son riche répertoire et sa longue expérience du tourisme. Elle fait partie depuis le 16ème siècle avec Naples, Rome et Florence du « Grand tour » dont est issu le terme « touriste ». Elle fait aussi partie des premières villes en Europe à avoir développé l’économie du tourisme dès le 19ème siècle. Bien avant, une organisation des aubergistes alors dénommée « cameranti », existait dès 1335. L’Hôtel Cavalletto e Doge Orseolo de Venise, né comme auberge en 1200, est le plus ancien hôtel d’Italie toujours en activité. En 1505, un voyageur avait défini Venise comme « l’auberge de toutes les nations ». À ces époques, les voyageurs étaient des diplomates, des marchands, des marins, des pèlerins ou des réfugiés comme ceux qui fondèrent le ghetto ou San Lorenzo degli armeni.
Je me suis intéressé à l’accueil de ces « autres » voyageurs non touristes aujourd’hui à Venise. En décembre 2019, j’ai organisé avec l’association Faro Venezia une balade patrimoniale sur l’hospitalité non touristique à Venise. Avec l’association, nous avons identifié vingt quatre lieux d’hospitalité non touristiques dont la moitié dédiée aux étudiants. Les autres lieux accueillent les artistes, les chercheurs, le personnel de l’hôpital, les croyants, les participants de séminaire ou les personnes en difficultés comme les femmes et mineurs isolés, les SDF ou les réfugiés. En comparaison, fin 2019, l’observatoire citoyen indépendant sur la résidence Ocio recensait 76.273 lits touristiques sur toute la commune. La Foresteria Canale al Pianto qui accueille le personnel hospitalier, des étudiants en médecine et les aidants propose au total 43 lits. Elle affiche complet à l’année sans communiquer et refuse de nombreuses demandes.
Les demandes faites aux participants durant cette balade étaient assez simples : Dans votre ville, un club sportif peut-il organiser une compétition sportive durant un Week-end et inviter d’autres villes ? Un artisan peut-il programmer un stage de quelques jours ? Un saisonnier ou un stagiaire peuvent-ils se loger ? Un artiste peut-il imaginer venir en résidence ? Un habitant peut-il organiser une fête ? Une université peut-elle planifier un séminaire international sur deux jours ? Une personne peut-elle se loger si elle doit venir de loin pour une visite à l’hôpital, une démarche administrative ou une convocation au tribunal ? Des demandes pas si banales à Venise.
À Venise, le tourisme est une hospitalité exclusive. Sa logique tarifaire est basée sur les vacances du monde entier et les nombreux événements organisés pour le tourisme. À la sortie du confinement, cette exclusivité va-t-elle perdurer ? Ou Venise va-t-elle choisir de redevenir « l’auberge de toutes les nations » ? Et de tous les voyageurs ?