
Mardi 28 avril 2020, 11h20
Après quatre semaines de production régulière de ma chronique, j’ai manqué à l’appel de mardi dernier, le 21 avril. Non pas que j’avais trop peu de choses à décrire ou à raconter – l’infra-ordinaire à la Pérec nous empêche indéniablement de croire qu’un quotidien des plus banals n’est pas digne d’intérêt –, mais parce que je n’ai pu donner la priorité à ce rituel d’écriture hebdomadaire. Voici donc les éléments témoignant d’une évolution de la situation dans mon environnement, que j’ai pu observer au cours des deux dernières semaines.
La circulation sur le périphérique : un indicateur de la reprise d’activité ?
Depuis une quinzaine de jours, plus ou moins depuis que l’idée d’un déconfinement à venir a commencé à émerger dans les discours, il me semble qu’une partie de l’activité des entreprises – et des mobilités en général – a progressivement repris autour de moi. Au cours de trois-quatre premières semaines de la crise en France, les sons de mon quartier ont changé. Mon appartement se situe au sud de Paris, entre le périphérique et l’autoroute du Soleil (A6a). La diminution drastique des flux routiers a donc, dans un premier temps, laissé place au chant des oiseaux, ainsi qu’aux cris et aux rires des enfants descendant jouer vers 16h dans la cour de leur immeuble. Mais ces derniers jours, du lundi au vendredi, le bruit de fond émanant du passage incessant des véhicules aux portes de Paris s’est considérablement accentué. Il n’y a finalement que le dimanche où, depuis mon balcon orienté vers l’est, j’ai l’agréable impression d’habiter en campagne tant le silence tranche avec l’atmosphère de la semaine.
Apaisement avec le retour des soignants
Malgré l’annonce d’un prochain déconfinement dont les détails sont attendus dans les prochaines heures, je ne me suis pas posée la question de ralentir mes visites à l’EHPAD où je me rends trois fois par semaine depuis la mi-mars. La direction de l’établissement a d’ailleurs peut-être anticipé cela en affirmant la dimension précieuse du temps que je peux passer avec les résidents. Néanmoins, la situation a évolué et l’ambiance me semble plus calme qu’au cours des premières semaines. Si le personnel n’a, ici, pas trop manqué de matériel (gants, masques, charlottes, sur-blouses, etc.), ce sont de collègues, de professionnel.le.s, d’hommes et de femmes dont ils ont été dépourvus. Chaque étage tournait à flux tendu, avec parfois une seule aide-soignante pour une vingtaine de résidents. Les vacataires sont arrivés, je faisais la connaissance de nouvelles personnes chaque jour. Toutes des cadres ont dû, chacune leur tour, se mettre en arrêt pour se soigner à distance des personnes âgées et fragiles de l’établissement.
Ces derniers jours, je vois réapparaître des visages que je n’avais vu qu’une ou deux fois fin mars ou début avril. Plusieurs infirmiers et infirmières, aides-soignantes et même la psychologue ont ainsi dû quitter temporairement le navire pour mieux y revenir. Dans ce contexte, je me demande toujours comment ai-je pu, jusque-là, y réchapper. Je dois reconnaître que ma plus grande angoisse est certainement celle d’être ou d’avoir été porteuse saine et d’avoir contaminé, sans le savoir, les papis et mamies à qui je tiens compagnie en jouant au scrabble, en lisant un livre ou une prière, ou encore en les aidant directement à avaler leur dîner.
La situation a donc évolué, oui, parce que le personnel commence à revenir. Mais ceci n’est que la raison « heureuse » permettant de voir se dessiner l’espoir d’un retour à la normal. Car il y a une autre raison pouvant expliquer, de façon manifeste, la diminution de la pression et la surcharge de travail pour le personnel. Et celle-ci est moins heureuse. Selon les estimations que des infirmiers et infirmières m’ont discrètement soufflé à l’oreille, plus de 30% des résidents seraient décédés depuis le début du mois de mars dans « la maison ». COVID ou pas COVID, certaines personnes n’ont jamais pu être testées. Mais une grande majorité d’entre elles auraient été touchés, selon les rares soignants avec qui j’ai pu évoquer ce sujet.
Au début, sur les portes des chambres de ces personnes décédées restaient l’affiche de leur nom entouré d’une ornementation identique pour chacune d’elle. Puis celle-ci a disparu pour être remplacée par une nouvelle feuille au format A4 sur laquelle il est désormais possible de lire : « Une pensée pour… », suivi d’un nom. Sans cela, il m’était arrivé de me demander si telle personne, dont la porte était fermée, avait bien reçu son plateau-repas, sans me douter que la chambre concernée était vide.
Être simplement présente
Au-delà du triste constat que représente ce bilan, la forte proportion de décès au sein de l’établissement a donc eu, concrètement, pour conséquence, une diminution de la charge de travail pour le personnel. Mon aide pour distribuer les repas et donner à manger aux personnes les plus dépendantes ne s’est donc plus révélée si importante. Et, suivant les instructions du personnel et des cadres, j’ai progressivement délaissé cette tâche pour passer mon temps à tenir compagnie aux résidents. Depuis quelques jours, chacune de mes visites, qui dure en général trois heures, me permet d’aller voir 5 ou 6 personnes : Mme L. et Mme. B. adorent jouer au scrabble, Mme C. ne se lasse pas des dominos (contrairement à moi, surtout au bout de la 5èmepartie), tandis que d’autres préfèrent discuter. Samedi dernier, par exemple, j’entre dans la chambre de M. H. alors qu’il est en plein repas. Je lui propose de m’assoir à ses côtés pour lui tenir compagnie pendant son dîner. Il accepte, visiblement avec plaisir, et commence à me parler de l’actualité et de sa famille, délaissant son assiette au milieu de son plateau. Je m’inquiète alors de voir son repas refroidir et lui suggère de continuer à manger. Il rétorque :
« Tant pis, de toute façon, c’est toujours froid, même quand ça arrive, c’est déjà froid. Et puis je préfère parler. J’en n’ai pas souvent l’occasion alors j’en profite. »
Je prends alors conscience que, depuis plusieurs semaines, ce genre de visite est non pas rare, pour cet homme de 92 ans, mais vraisemblablement inexistante. Comme plusieurs autres résidents, sa condition personnelle le place dans une situation où les échanges avec autrui sont, pour ainsi dire, proches de zéro. D’abord, l’absence de certains membres du personnel offre peu de disponibilité à leurs collègues qui ont pu rester et qui doivent assurer toutes les tâches qui leur incombent. Dans ce contexte, prendre le temps de discuter avec les résidents relève de l’exceptionnel. Aussi, le confinement en chambre fait barrière aux échanges que ces derniers avaient auparavant avec leurs voisins ou à table lors des repas collectifs. M. H. est un homme qui a la chance d’être encore très autonome. Il peut manger tout seul, se débrouille pour se coucher et pour faire une grande partie des gestes du quotidien. Sa sécurité et son intégrité personnelles n’ont pas besoin d’être quotidiennement assisté par une tierce personne. Ainsi, lorsque l’aide-soignante lui apporte son repas, elle n’a pas besoin de rester plus de cinq secondes dans sa chambre. Aider à enfiler un pantalon, à se lever du lit, porter la cuillère de l’assiette à la bouche du résident : autant de gestes dont les personnes autonomes n’ont pas besoin, les privant ainsi de la compagnie d’une aide-soignante au quotidien.
Enfin, depuis le 20 avril, les visites de la famille sont autorisées avec des conditions strictes. Cette nouvelle a été accueillie avec grand enthousiasme par le personnel de la maison de retraite. Car l’isolement en chambre, l’absence de l’entourage et des contacts humains en général ont très clairement eu pour conséquence une dégradation psychologique et physique (l’une déteignant sur l’autre…) chez la plupart des résidents. Mme J. ne supporte plus de ne pouvoir franchir le seuil de sa porte de chambre. En dehors de sa fenêtre, orientée vers l’est et qui donne sur une grande cour d’immeuble, son horizon se limite au bout du couloir visible depuis l’entrebâillement de sa porte. Pour Mme S., dont la fenêtre de chambre est orientée vers le sud-ouest, ce ne sont pas des enfants qu’elle aperçoit depuis le 3èmeétage, mais l’entrée de l’établissement. À cet endroit, pénètre, plusieurs fois par semaine – pour ne pas dire quotidiennement à une certaine période – le camion mortuaire prenant en charge les résidents décédés. Chaque fois que je rends donc visite à Mme S., celle-ci me répète inlassablement la tristesse et l’accablement que lui impose le spectacle de ce sordide ballet.
Dans ce contexte, si la visite annoncée d’un enfant ou d’un petit-enfant se révèle source de plaisir, elle a également pour conséquence un chamboulement émotionnel majeur. D’abord, ce genre de visite est encadré par des conditions très strictes. Le visiteur (qui doit venir seul, sauf dans des cas exceptionnels, comme pour Mme N. qui fête ses 99 ans et qui a eu droit à la visite de sa fille et de sa petite-fille) ne peut accéder qu’à la salle à manger du rez-de-chaussée. Visiteur et résident doivent tous deux porter un masque, des gants et se tenir à une distance d’au moins un mètre. Les personnes âgées ne comprennent pas toujours pourquoi ces conditions leur sont imposées. La limitation à 1h d’échanges est source de frustration pour tous. Ainsi, à l’annonce de ce rendez-vous exceptionnel, le comportement et le discours de certains résidents devient complètement incohérent et confus, accentuant alors la dégradation de leur état face à leur entourage.