Virtualité, Ariane, Paris

Boris Cyrulnik, dans une interview sur le site d’Arte du 23/03/20, évoque une angoisse due à l’absence de mouvement humain dans la rue : « c’est la vie et pourtant c’est mort »[1]. Or une activité intense se produit sur l’espace numérique. Ce déplacement de la « vie » visible, d’un espace public « réel » à un espace public « virtuel », est intéressant.

Pour certains, la Nature (à entendre comme ce qui existe sans les Humains) reprend ses droits, les Humains étant relégués au bord du monde, séparée de lui par des murs et des vitres. Comme si le « petit monde du web »[2] devenait notre seul monde habitable, du moins celui où nous pouvons circuler. Moi par exemple, cette situation me plonge dans un univers principalement virtuel, je suis prise dans la toile. C’est en même temps magnifique et en même temps vertigineux. Habituellement je m’oblige à ne pas être connectée trop longtemps, cette fois non. Mes yeux et ma tête, et mon corps entier sont fatigués. Et puis je tombe dans le « piège » de toutes les offres proposées pour nous « désennuyer », et/ou nous soutenir. Je me suis inscrite à quatre cours en ligne variés, je regarde des opéras, des ballets, des films rares, je suis des émissions, ma bibliothèque virtuelle est bondée, je m’attelle enfin à la construction de mes outils numériques comme mon compte LinkedIn, l’amélioration de mon site personnel, etc…. Sans compter les nombreux contenus reçus et partagés de la part de mes contacts. C’est stimulant mais c’est épuisant. J’ai l’impression d’être plus occupée qu’hors confinement. Une sorte de boulimie, qui participe encore plus de la perte de la notion du temps. Qui protège aussi, en quelque sorte, de la crise dehors. Certes les informations sont présentes, rappelées par les applications de presse numérique ou échangées sur les groupes d’amis, de famille. Mais alors que l’univers virtuel fait partie du réel, aujourd’hui, je me sens davantage dans une bulle éloignée de la réalité.

Ce déplacement vers le « virtuel » peut aussi s’entendre comme le fait que nous ne savons pas ce qui nous attend, comment évoluera le monde. Notre futur est pleinement virtuel, dans le sens opposé à actuel, c’est-à-dire que ce futur est encore plus incertain que d’habitude. Il est à l’état de possibilité, avec toutes les impossibilités contenues dans cet état transitoire. Tout peut se jouer, tout peut-être modifié. En ce moment, dit Boris Cyrulnik, nous sommes dans « l’affrontement », les personnes sont en train de « se débattre dans ce face à face » avec le « trauma ». Or cet état et ces débats sont observables dans les échanges numériques des individus. Le neuropsychiatre continue en parlant d’un « immense défi » qui nous attend: un changement social, un changement de nos manières d’établir des relations. En effet, il rappelle que « la culture a été métamorphosée » à chaque fois qu’une épidémie a eu lieu.

D’autre part, pour le neuropsychiatre, cette période peut réveiller des blessures chez ceux qui ont vécu des souffrances avant le confinement. Ainsi tout le monde n’est pas atteint de la même manière par cette mesure d’isolement. Il souligne que ceux qui ont des liens sociaux forts, un réseau social solide, avant le confinement, sont plus aptes à le vivre plus sereinement. Cet aspect est largement envisagé dans les réflexions actuelles. En effet, pour le sociologue Antonio Casilli, spécialiste du numérique, la période met en avant les inégalités sociales et la fracture numérique préexistantes[3]. L’écrivain JC Rufin ressent aussi le confinement comme un « révélateur d’inégalités incroyables », qui laissent envisager que les circulations que nous connaissions mettront du temps à réapparaître[4]. Ainsi les inégalités sont rendues encore plus visibles. Cela peut-être une occasion d’envisager la situation comme une transformation, un tournant, et s’en servir pour en sortir « grandis ».

Bruno Latour entrevoit la situation actuelle comme un moyen de « tester » d’autres manières de vivre en société, notamment dans d’autres façons de produire. Son texte, à la manière d’un manifeste, engage à réfléchir sur nos gestes pour que l’avenir soit meilleur qu’avant, quand nous pourrons ressortir[5].

L’anthropologue Scott Altran explique que « l’existence même de nos sociétés ouvertes est défiée par le non-contact […] car notre condition humaine nous pousse à l’entraide […] donc il faut continuer à s’aider en acceptant le confinement et en trouvant d’autres moyens d’aide»[6]. Or en observant les échanges numériques, on voit comment chacun s’entraide, se soutient, cherche à s’informer et informer les autres. Plusieurs sphères de la vie sociale, bien qu’étant affectées, trouvent des alternatives : l’enseignement, le travail, les relations privées… Cependant, dans une interview pour AOC donnée le 20 avril 2020, A.Casilli, tout en louant les intérêts du numérique, met en garde néanmoins contre l’idéalisme autour de ses avantages : « ce n’est pas la même chose de l’utiliser de manière forcée en cas de crise », sa pratique actuelle « pourrait être qualifiée de « quick and dirty » »[7]. D’ailleurs, dans ce contexte, David Le Breton souligne que la communication se fait alors de manière désincarnée, et que nous allons adopter cet état[8]. Mais ce qu’on note, c’est que cet échange existe et que les débats, les réflexions, sont présents et intenses (sur les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, etc.), la communication dans toutes ses fonctions est là. Et, à travers elle, transparaît l’émotion, qui fait lien. En outre, l’aspect physique corporel, bien qu’il semble disparu, est finalement aussi convoqué : dans le côté tactile de nombreux objets connectés, dans la vibration ressentie à chaque notification, dans les perceptions sensorielles qu’entraînent les outils et pratiques numériques, etc. Cependant, ce qui est touché, c’est l’équilibre entre le corps physique et le corps virtuel. Quelles traces cette transmission laissera-t-elle dans l’après-confinement ?


[1] https://www.arte.tv/fr/videos/096899-000-A/boris-cyrulnik-le-confinement-est-une-agression-psychique/

[2] Casilli A, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? , Seuil, p 255, 2010

[3] https://www.liberation.fr/debats/2020/03/25/le-confinement-se-decline-differemment-selon-sa-place-dans-la-societe_1783068

[4] https://www.arte.tv/fr/videos/097215-000-A/covid-19-le-regard-du-romancier-jean-christophe-rufin/

[5] https://www.villamedici.it/fr/news-fr/bruno-latour-imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/

[6] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200315.OBS26092/confinement-et-coronavirus-le-probleme-avec-la-distanciation-sociale.html

[7] http://www.casilli.fr/2020/03/

[8] https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement-david-le-breton-nous-decouvrons-une-communication-sans-corps-0d4d142c-7c16-11ea-992f-bf5cdcacfbd7

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