Venise#08 « hospitality versus hospitalité »

Traiter les proches comme de parfaits étrangers avec lesquels on sera quitte et traiter les étrangers lointains comme des intimes avec lesquels on se sera jamais quitte – Bruno Latour et Michel Collon

L’intermédiation

Un pâtissier ouvert pour la vente à emporter me partageait sa crainte que les intermédiaires profitent de la situation pour renforcer leur position, notamment concernant les bateaux de croisière. Leurs passagers arrivent parfois dans sa boutique. Si leur point d’arrivée n’est plus dans Venise, le risque est qu’ils soient embarqués dans des navettes bus ou bateau et guidés seulement vers certains commerces, contre des commissions, une pratique courante à Venise. Le Fontego dei Tedeschi transformé en énorme supermarché du luxe a son arrivée directe pour les taxis.  Des fabriques de verre de Murano ont elles aussi leurs ponts privés pour y laisser débarquer les taxis ou bateaux- bus chargés de touristes. Cela évite qu’ils passent par les rues commerçantes.

En échange, l’intermédiaire qu’il soit taxi, guide, agence de voyage ou portier d’hôtel touche une commission parfois importante. Des magasins ont développé leur propre réseau d’intermédiaires. Le scandale a éclaté au grand jour en 2018 suite au contrôle fiscal d’une dizaine de fabriques de verre de Murano. Les contrôleurs ont mis à jour  un vaste système d’évasion fiscale et des caisses noires importantes : le sistema Murano. Ces caisses servaient à payer des intermédiaires, parfois en dizaine de milliers d’euros. Les contrôleurs financiers ont mis à jour aussi un accord illicite portant sur des millions d’euros entre des verriers de Murano et une agence de voyage internationale. Le contrôle des flux de voyageurs commence dès leur arrivée. Les portiers d’Hôtel sont parmi les mieux placés. La « mafia du Tronchetto » fait régulièrement la une des journaux. Au parking d’arrivée des Pullman situés au Tronchetto, les touristes sont incités par des agents d’accueil plus ou moins officiels à utiliser les barques de transport privées plutôt que les transports publics. Une pratique tolérée depuis des années qui ferait vivre plusieurs familles. Aucun maire n’a mis fin à ce système plusieurs fois dénoncé.

L’intermédiation, légale ou illégale, est au coeur du système touristique qu’il soit local ou international. Les plateformes numériques, les tours opérateurs, les agences de voyages locales comme internationales fonctionnent avec des commissions. Chaque intermédiaire défend sa position en limitant au maximum le contact direct entre les personnes. Bruno Latour et Michel Collon écrivaient en introduction de l’ouvrage « Sociologie des agencements marchands » que pour passer au régime capitaliste il suffisait de faire deux petites transformations : « traiter les proches comme de parfaits étrangers avec lesquels on sera quitte et traiter les étrangers lointains comme des intimes avec lesquels on se sera jamais quitte« . Avec les cartes de fidélité, les programmes d’affiliation et les statuts, les personnes ont in fine plus de liens avec l’intermédiaire qu’entre hôtes.

À Venise, des acteurs touristiques relancent l’idée d’un portail géré par la Commune en invitant tous les acteurs à quitter les plateformes actuelles. Une participante me précisait que cette stratégie ne peut marcher que si tous les hébergeurs jouent le jeu. Sinon, les récalcitrants profiteront seuls des demandes sur la plateforme. J’échange régulièrement avec l’équipe de la nouvelle plateforme FairBnb basée à Venise qui veut promouvoir un tourisme durable. La plateforme impose des critères de résidence « un hôte, une maison » et soutient les projets locaux en leur reversant la moitié des commissions. Quels rôles vont jouer les intermédiaires dans l’après crise ? De nouveaux vont-ils apparaître ? Les liens proches vont-ils être plus forts que les liens lointains? La relation directe va-t-elle se renforcer ?

Rapport de force<
Le maire de Venise veut relancer la locomotive industrielle touristique à vocation internationale dès que possible en commençant par les plages et la Mostra de Venise. Pour se relancer, les acteurs touristiques imaginent des super promotions et des tarifs attractifs. La Région Sicile va financer des vouchers pour inciter à séjourner sur place. Que faire d’autre ? Dans le tourisme, la culture de la « bonne affaire » prime sur celle de la solidarité. Celui qui est en position de force impose ses conditions. Aujourd’hui les acteurs du tourisme sont à terre et les voyageurs espérés.

C’est l’industrie aérienne puis le tourisme dans les années 80 qui ont inventé le revenu management, c’est-à-dire d’une tarification dynamique basée sur l’offre et la demande. Certains systèmes sont aujourd’hui automatisés et vont jusqu’à tenir compte de la météo ou de la hauteur des vagues pour fixer les prix. À l’inverse, les voyageurs utilisent des systèmes d’alerte et d’achat groupé pour avoir les meilleurs tarifs. Les tours opérateurs profitent aussi de leur situation pour imposer leurs tarifs aux hôteliers. Les plateformes numériques n’ont eu cesse d’augmenter leur commission au fur et à mesure qu’elles devenaient dominantes sur le marché. Qu’importe le motif de l’hospitalité, c’est le « marché » qui fixe le prix et l’intermédiaire qui prend sa commission. Un directeur d’auberge de jeunesse en Charente maritime me disait avoir à contre cœur augmenté ses tarifs à l’occasion d’un grand marathon pour suivre la logique dominante. Si la demande est forte, c’est le moment de faire des affaires, qu’importe si certains marathoniens ne pourront pas venir. La logique touristique repose sur la loi du plus fort. Ou pour la nommer autrement, la main invisible du marché. Le tourisme a transformé l’hospitalité en rapport de force.

L’acqua alta puis le corona virus ont chamboulé ces rapports de force. Avec ces crises, la solidarité est (re)apparue dans le secteur du tourisme. Des hôtels sont devenus des hôpitaux pour accueillir les malades. Des hébergements touristiques accueillent des personnes en quarantaine ou des travailleurs ne souhaitant pas exposer leurs familles. Des offices du tourisme font la promotion de producteurs locaux en circuits courts. Les tarifs ne sont plus calés sur la seule loi du marché mais en solidarité avec les autres personnes, allant parfois jusqu’à la gratuité. L’hospitality est redevenue hospitalité. Après le déconfinement, qui va imposer ses conditions tarifaires dans l’industrie du voyage ? La solidarité apparue durant la crise va-t-elle changer les mentalités ? Ou seulement les rapports de force ?

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