Venise#09 « madonna della vittoria »

Frapper le sol, penser avec ses pieds pour sortir de la temporalité sans durée et accueillir ce qui va arriver – Christine Breton

Les églises sont à nouveau ouvertes. Contrairement à avant le confinement, il est possible d’y entrer librement sans payer ou prouver sa résidence. Elles semblent revenues à une certaine normalité. Ce dimanche, nous étions seuls dans la Basilique de San Marco. L’entrée principale reste fermée et on entre par le côté. Seule une partie de l’église est accessible. A l’entrée il faut se laver les mains au gel ou bien prendre des gants. Un panneau précise que l’église est ouverte le matin pour se recueillir. Quelques chaises permettent de s’asseoir face à la cappella della Madonna Nicopeia. Le reste de l’église est désert. Entourés des riches mosaïques au sol et celles d’or qui couvrent murs et plafonds, le silence règne.

La cappella della Madonna Nicopeia contient l’icône byzantine la plus vénérée de la Basilique. De petite taille, elle représente Marie avec l’enfant sur les genoux. Elle était la patronne de l’Empire byzantin. Nicopeia signifie en grec celle qui mène à la victoire. Cette Madonna della Vittoria accompagnait les empereurs byzantin sur les champs de bataille. Quand Venise était en danger, une procession de l’icône était organisée sur la piazza San Marco. En 1630, durant quinze samedis de suite, les vénitiens l’ont imploré de faire cesser la peste. En 1797, la Madonna della Vittoria restera exposée quinze jours d’affilée lors de la chute de la République de Venise.

Elle a été rapportée de Constantinople lors de la quatrième croisade. Cette croisade est partie de Venise en 1202 pour reconquérir les lieux saints. Elle finira par le pillage des villes chrétiennes de Zara puis Constantinople. Ces prises devaient servir à payer la dette des croisés envers Venise. Les Vénitiens et les croisés furent excommuniés pour cet acte par le pape Innocent III. Ils occupèrent Constantinople durant presque soixante ans jusqu’à en être chassés par les byzantins en 1261.

Lors d’une balade patrimoniale « io credo » sur les lieux de culte à Venise organisée par l’association Faro Venezia, les prêtes de San Francesco della Vigna nous ont raconté que cette croisade était toujours l’objet de dialogues interreligieux réguliers entre catholiques et orthodoxes. Ils pratiquent une herméneutique interreligieuse de l’hospitalité. Le mythe veut que San Francesco soit allé lors de la cinquième croisade à la rencontre du sultan d’Égypte Malik al-Kāmil. Venise a fêté en 2019 le 800ème anniversaire de cette rencontre inter religieuse. Un fait moins connu est que la bibliothèque de San Francesco della Vigna conserve le plus ancien exemplaire imprimé du Coran. Il a été imprimé en caractères arabes en 1537 à Venise.

C’est dans le silence de la Basilique San Marco, face à la Madonna Nicopeia, que ces récits vénitiens me sont revenus. C’est sur le pillage de Constantinople contre une dette que Venise a construit un empire. Elle fut elle-même pillée par Bonaparte pour financer sa campagne miliaire. C’est sur un désastre écologique industriel que Venise a reconstruit sa richesse au 19me siècle. Hier, un gigantesque incendie d’un site ceveso à Marghera l’a rappelé dramatiquement. Sa richesse touristique actuelle se révèle fragile et a généré avec le temps une catastrophe foncière pour ses habitants, artisans et commerçants.

Ces récits conflictuels comme pacifiques continuent à être discutés entre les murs de Venise. Christine Breton, conservatrice du patrimoine à Marseille invitait à frapper le sol, à penser avec ses pieds pour sortir de la temporalité sans durée et accueillir ce qui va arriver. Maintenant que les vénitiens remarchent librement dans leur ville, que le récit touristique ni désiré ni désirant s’est tu, que la Madonna della Vittoria est à nouveau accessible et que la ville offre un paysage hors du commun, les vénitiens vont ils faire à nouveau raisonner le grand récit touristique pour redevenir l’une des premières destinations mondiales? Vont-ils au contraire accueillir ce qui est train d’arriver et favoriser le dialogue entre la diversité des récits de la ville ?

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