Venise#11 « pharmakon »

Poison et remède, le pharmakon peut aussi devenir le bouc-émissaire de l’incurie qui ne sait pas en tirer un parti curatif et le laisse empoisonner la vie des incurieux, c’est-à- dire de ceux qui ne savent pas vivre pharmaco-logiquement – Bernard Stiegler

Transports publics

Après les locations touristiques conventionnées pour accueillir les étudiants et la place San Marco redevenue un espace public, c’est au tour des taxis de proposer des tarifs spéciaux aux habitants. Vingt euros pour un taxi à plusieurs de Piazzale Roma à Rialto. Les 250 taxis pourront reprendre du service.

L’accord a été signé par la commune pour compenser la baisse de 70% des transports publics en vaporetto. Seul un tiers des vaporetto circulent. Lorsqu’ils arrivent, ils refusent parfois des passagers pour respecter les normes liées au covid-19. Plusieurs abonnés au transport public ont fait connaître leur mécontentement. Faute de touristes, la régie de transport public ACTV prévoit une perte de 100 millions d’euros. Le Préfet a annoncé que l’entreprise publique risquait de fermer.

Des personnes proposent que les traghetto soient aussi réactivés par les gondoliers. Ils permettent de traverser le grand canal dans plusieurs points. Les deux traversées les plus fréquentées à Santa Sofia et San Tomà viennent d’être rouvertes. Plusieurs ont été fermés ces dernières années. Par le passé, le grand canal a eu jusqu’à quinze lignes de traghetto pour transporter les personnes et les marchandises. La ville comptait moins de ponts.

Un autre service public impacté est celui de la collecte des détritus. Elle a baissé de deux tiers avec la crise et les ressources financières d’un quart. Avant le Covid-19, le tourisme était accusé de faire exploser les coûts de traitement des déchets. Le maire s’est servi de cet argument pour justifier la mise en place d’une taxe de débarquement. Aujourd’hui, c’est l’absence de tourisme qui met en difficulté l’entreprise publique. Parmi les mesures prises, on trouve celle de la réduction du nombre de bateaux de transport des déchets, mais aussi plus anecdotique, celle des toilettes publiques qui resteront fermées jusqu’au retour des touristes.

Dans les deux cas, le tourisme semble un pharmakon – φάρμακον -, le remède, le poison et le bouc émissaire. Pour Jacques Derrida il n’y a pas de remède inoffensif. Le pharmakon ne peut jamais être simplement bénéfique. À Venise, pour assurer un service public de qualité, il suffit d’augmenter le tarif touristique des transports publics – 7,5 euros le ticket de vaporetto -, la taxe de séjour – 4 euros par touriste -, la traversée en traghetto – 2 euros par touriste – et bientôt le ticket de débarquement – entre 3 et 10 euros par touriste. Avec les touristes, ces services publics sont arrivés à saturation et sans touriste, plus de services publics.

Le pharmakon est au coeur de la Pharmacologie philosophique de Bernard Stiegler :  Poison et remède, le pharmakon peut aussi devenir le bouc-émissaire de l’incurie qui ne sait pas en tirer un parti curatif et le laisse empoisonner la vie des incurieux, c’est à dire de ceux qui ne savent pas vivre pharmaco-logiquement.

Commerçants

Tous les commerces, bars et restaurants peuvent rouvrir. Pas tous ne semblent s’y préparer. La ville est vide et l’absence des touristes neuf mois après l’acqua alta de novembre 2019 est un véritable désastre économique accentué par la crise du covid-19. De nombreux employés et entreprises du tourisme ont perdu leurs revenus.

La famille Cipriani ne rouvrira pas le Harry Bar, pour la première fois fermé depuis 89 ans. Selon cette famille vénitienne millionnaire exilée dans les paradis fiscaux,  la faute reviendrait au manque d’aides publiques et aux contraintes sanitaires.

D’autres vénitiens font à l’inverse leur mea culpa sur la crise actuelle en publiant des tribunes. Dans Il Manifesto, l’écrivain vénitien Roberto Ferrucci l’écrit clairement : la colpa è di noi veneziani. Il traduit un sentiment qui semble partagé et de plus en plus énoncé. Venise était devenue avec le tourisme une slot-machine toujours gagnante. Un local ou appartement acheté ou hérité sont devenus rapidement un bon placement financier. Combien d’amis que j’ai connu architectes sont aujourd’hui agents immobiliers ? Venise est devenue la ville la plus chère d’Italie pour le foncier ou une nuit d’hôtel. Sans compter les bars et restaurants où les touristes payent davantage que des locaux pour un moins bon service. Une pratique tolérée, voire revendiquée par les vénitiens, qui réclament au moment de l’addition le sconto en vénitien.

Ces mea culpa font écho aux propos du maire qui demande l’aide de l’État face au désastre économique. Si ces aides sont indispensables, c’est leur conditionnalité qui est interrogée. Faut-il repartir à l’identique ? Ou faut-il apprendre à vivre pharmaco-logiquement avec le tourisme ?

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