Le 21 – 22 avril 2020 : nuit en unité COVID
Sur le parking, l’air est frais, il fait bon. Le soleil se couche doucement, les lumières du soir sont chaudes. Je souris, je me sens un peu légère. Mes vêtements trop amples participent de cette sensation. Je suis encore habillée comme un sac : sarouel et débardeur. Depuis le début du confinement, je ne prends pas du tout soin de mon apparence, je m’en fiche même complètement et ça fait du bien. Je suis loin d’être la seule dans ce cas. Par exemple, Sonarile utilise les vêtements auxquels elle tient le moins pour venir au travail. Même si elle porte une blouse et retire ses vêtements, elle considère qu’ainsi, elle pourra même s’en débarrasser à la fin du COVID si elle les considère potentiellement trop ‘contaminés’. Aurane, quant à elle, me dit passer sa vie en legging et Anaïs ne quitte plus son pyjama. Tous les conseils donnés par les bienpensants dans les médias, sur les réseaux pour garder un rythme sain pendant le confinement, comme garder l’habitude de se lever le matin, continuer à prendre soin de soi, à s’habiller, cela nous paraît franchement obsolète. Pour commencer, notre rythme de soignants n’a jamais été sain, que nous travaillions en douze heure, que nous fassions les bascules en 7h30 (travailler de 6h30 à 14h et de 13h30 à 21h en alternance), ou que nous soyons de nuit. Alors, encore plus en ce moment, nous ne risquons pas d’avoir un mode de vie sain… et puis, pourquoi être belle et apprêtée ? Mélanie a arrêté de se maquiller, elle est trop fatiguée, n’a plus le temps, plus l’envie : « J’économise mon temps en ce moment ». Ce n’est pas parce que nous sommes confinées que nous avons plus de temps. Pas du tout. Au contraire même. Mes collègues ont enchaîné les jours et les nuits, ont suppléé au manque de personnel, aux nouveaux besoins et cela commence à se faire sentir.
Je prends une grande inspiration. J’entends le vent doux qui passe dans les arbres, les feuilles bruissent. Un clic, puis un bruit métallique et les deux portes battantes à détection s’ouvrent vers l’intérieur. Les bruits se font plus sourds, moins hyalins. L’odeur est un peu âcre, une odeur d’hôpital : c’est un mélange de produits d’entretiens, de renfermé. L’air est moins frais, moins pur, saturé. Les portes se referment derrière moi dans ce même claquement métallique. Plus un bruit. Ce couloir est peu fréquenté, c’est le couloir du personnel. Au bout, j’aperçois la deuxième porte vitrée automatique et quelqu’un qui entre, mais le couloir est si long que ce n’est qu’une petite silhouette anonyme qui se dessine. Je m’arrête au premier ascenseur et « bip », j’appuie sur le bouton d’appel qui s’illumine en orange. Le son est artificiel, assez typique des ascenseurs. « Rez-de-chaussée haut », annonce une voix synthétique féminine. Les portes s’ouvrent dans un frottement léger. En appuyant sur le bouton du premier étage, je me dis que j’aurais quand même pu prendre l’escalier ! Mais tant pis, de toute façon, je n’ai toujours ce scrupule qu’une fois dedans. Vrombissement léger, sensation ténue de vertige, « premier étage », frottement des portes qui s’ouvrent sur le couloir. En mettant un pied à l’extérieur, la cabine a un soubresaut, elle s’allège, c’est presque vexant !
Je marche nonchalamment vers mon service. Je ne prête attention qu’au frottement de mon sac, au froissement de mon sarouel et à mes basquettes qui couinent un peu sur le sol en PVC. « bip », je passe mon badge ; « cloc » la porte se déverrouille ; « vroush », je pousse les portes battantes qui frottent le sol. Là, j’entends de l’animation. Des rires et des voix un peu étouffées par les masques qui proviennent du bureau infirmier. Un chariot qui roule, des bruits de vaisselle : les aides-soignantes de jour finissent de débarrasser les plateaux. En entrant dans le bureau, c’est la joie ! Je retrouve mon ancienne collègue Aurane. Je cours me changer dans une pièce, enfile un masque, me lave les mains et là… gros câlin ! Tout l’univers qui m’entoure s’efface, nous partons dans une conversation sur ce que chacune a fait ces derniers mois. Finalement, l’infirmier de jour nous interrompt d’un raclement de gorge irrité. Il aimerait bien nous faire ses transmissions et rentrer chez lui.
Pendant les transmissions, sa voix est audible, un peu étouffée par son masque, mais aussi et surtout couverte par les bruits de fond, les susurrements, les chuchotements, les petits rires peu discrets de ses collègues qui discutent et captent mon attention. Ajoutez à cela le bruit excessivement horripilant des sonnettes auxquelles personne ne répond, car c’est le moment des transmissions.. C’est un peu agaçant, j’ai du mal à me concentrer. Je demande plusieurs fois à mon collègue de répéter des éléments qui m’ont échappé. Finalement je lui demande d’arrêter une minute, je me lève, coupe le bruit des sonnettes et demande aux collègues de discuter moins fort. Elles me dévisagent. En moi-même, je me dis que si c’est pour discuter et ne pas écouter les transmissions, elles pourraient répondre aux sonnettes, mais bon… elles ont déjà leur journée dans les pattes, soyons indulgents !
Les transmissions concernant M.G m’intriguent. L’infirmier explique : « M. G, 84 ans. Alors c’est un monsieur, comment dire… il a fait plusieurs AVC (accidents vasculaires cérébraux) anciens, il a eu le COVID et au dernier scan, ils ont trouvé des preuves d’AVC récent, mais sans séquelles. Enfin, de toute façon vu son état, j’ai envie de te dire… Enfin, sa famille a dit OK pour qu’on continue les examens sur lui. Si tu veux mon avis, c’est de l’acharnement, le mec sert de cobaye, c’est dégueulasse ». Avec Aurane, nous demandons plus d’explications : « Oui, on continue les prises de sang et tout ça sur un monsieur moribond. Et mieux que ça, il doit aller faire un PET scan (tomographie par émission de positrons) dans deux jours. En gros, ils se demandent si le COVID peut avoir un rapport avec ses AVC récents. Je cite : “ C’est pas pour lui, mais pour les autres qu’on fait ça, il faut qu’on sache, c’est pour l’intérêt commun” m’a dit le médecin ce matin… Comment te dire, j’étais un peu véner… ». Quant à moi, je suis outrée et visiblement Aurane aussi. Elle monte au créneau : « Non mais ils sont complètement cons ! Les expériences sur cobaye vivant pour la science il me semblait qu’on avait arrêté il y a longtemps ! Le pauvre, on le pique, on lui fait des examens alors qu’il est tout paralysé et qu’il ne peut plus parler ! Non mais c’est une blague ? ». Visiblement non.
Nous sommes quatre infirmières et quatre aides-soignantes ce soir. Aurane et moi préparons notre chariot. Nous nous racontons nos vies, entrecoupées de bruits de claquements de tiroirs que l’on ouvre et ferme, de noms de médicaments qu’elle me donne d’après la prescription qu’elle lit et que je cherche dans la pharmacie, des cliquetis d’ampoules et de flacons de médicaments qui s’entrechoquent lorsque je fouille dans l’armoire à pharmacie et de déchirements lorsque je sépare les comprimés de leur plaquette. Une fois le plateau de médicaments prêt, Aurane tire le chariot dont les roues crissent sur le sol synthétique. Nos baskets couinent aussi à l’unisson ou presque. Le couloir est excessivement calme. Nous entendons à peine quelques bribes de conversations, des mots ou des sons qui s’échappent des chambres où la télévision est trop forte. Toutes les portes sont fermées, COVID oblige. D’habitude, il est presque possible de suivre plusieurs programme TV en même temps depuis le couloir, de savoir que Mme Untel est avec sa fille au téléphone et que M. Machin cherche ses appareils auditifs en vociférant. Mais en unité COVID, une fois les portes fermées, l’insonorisation fait son effet. Le moindre bruit devient audible. Comme je prépare les traitements, tandis que ma collègue entre en chambre, le moindre de mes mouvements émet un son ténu : le bruissement de la surblouse « shhh », le coulissement des tiroirs « vroushh », les claquements des tiroirs que l’on ouvre et ferme « clac », le frottement des emballages papiers et plastiques lorsque l’on y fouille « frrrrtt frrrt » , le déchirement de ces emballages « scratch », tout prend une autre dimension :
Pour préparer un antibiotique, je regarde la prescription sur l’ordinateur. Pour ce faire, je déplace ma main droite sur le clavier, « shhh »; mon doigt dirige la souris sur la prescription, je clique. Une fois la prescription ouverte, je vérifie le dosage. Puis, je me retourne vers le chariot, « shhh » et mes chaussures couinent « couic ». Je sors tout le matériel : je saisis l’antibiotique « shhh » et les fioles s’entrechoquent sous ma main « cling ». Je pose le flacon sur le plateau « shhh », « clac ». J’ouvre le premier tiroir « shhh », « clac », « vroushh ». Je saisis une aiguille et le papier d’emballage se froisse « frrrt, frrt » ; je la mets à côté de l’antibiotique et je ferme le tiroir « shhh », « vrousshh », « clac » ; j’en ouvre un deuxième « shhh », « clac », « vroushh » ; je fouille « frrrt, frrrt » ; je trouve la seringue de 10 ml que je place devant l’aiguille « shhh » ; je referme le tiroir « shhh », « vrousshh », « clac ». J’ouvre ensuite le dernier tiroir « shhh », « clac », « vroushh » ; je me penche « shhh » ; je fouille pour trouver un pochon de sérum physiologique « frrt frrt » ; je me redresse « shhh », le mets avec le reste « shlac », me repenche et ferme le tiroir « shhh », « vrousshh », « clac » . Je suis déjà à une quinzaine de mouvements en moins d’une minute et les sons légers sont omniprésents. J’ouvre le sachet contenant l’aiguille « cratch », celui contenant la seringue « cratch », celui contenant le pochon « shhh », « scraaaaatch » et j’enlève la capsule au-dessus du flacon « poc ». Je me lave les mains, ce qui représente une séquence de mouvements relativement conséquente en soi où s’enchainent des sons un peu désagréables de frottement d’abord d’éléments humides et visqueux « spouic », « sploc sploc », puis plus secs « frsch frsch ». Ces bruits se multiplient à nouveau pendant que je finis la préparation : je saisis l’aiguille que j’adapte sur la seringue. Je retire le capuchon de l’aiguille « tic » , la plante dans l’embout du pochon prévu à cet effet, redresse le pochon « sploc »jusqu’à ce que la seringue soit au niveau de mes yeux, prélève le liquide jusqu’à 8 ml « shhhit ». Je ressors ma seringue, repose le pochon, saisis le flacon, y plante l’aiguille, pousse sur le piston de la seringue pour y vider le liquide qui gicle dans un « pchiiiiit » énergique. Je secoue « schploc schploc », reprélève le liquide « shhhit », vérifie bien que j’ai tout récupéré en élevant la seringue au niveau de mes yeux ; je sors l’aiguille du flacon, pose le flacon « cloc », saisis à nouveau le pochon « sploc sploc » et y vide le contenu de la seringue « pchiiiiit ».
Parallèlement à cela, ce que j’entends le plus, ce sont les bruits d’ouverture et de fermeture de portes qui, chacun, laissent place à un nouveau paysage sonore : celui des chambres. Là, les sons sont saturés : l’oxygène branché sur un barboteur (petit réceptacle plastique rempli d’eau branché entre le manomètre qui diffuse l’oxygène et le dispositif d’inhalation -lunettes ou masque- qui permet d’humidifier le flux d’oxygène qui tend à assécher les voies respiratoires) crée incessamment des bulles et un bruit de bouillonnement « blup blup blup ». Lorsque cette ébullition est forte, c’est un signe que le patient va mal, car cela témoigne de la quantité d’oxygène dont il a besoin. La télévision quant à elle diffuse une atmosphère propre au programme et les voix des patients nous en apprennent beaucoup sur leur état. Mais lorsque les portes sont fermées et que nous sommes plusieurs dans le couloir, nous nous trouvons très bruyantes car aucun autre bruit ne perturbe le calme du service. Enfin, nous sommes quand même plus bruyantes que d’habitude car nous avons aussi plus de liberté d’expression. Nous pouvons rire, crier, courir, danser, de toute façon, personne à part nous ne le verra ni ne l’entendra, alors autant en profiter. Pendant le tour du soir, nous sommes plutôt sérieuses. Enfin, nous avançons de chambre en chambre, nous discutons toujours, nous rions avec nos collègues aides-soignantes. Nous nous entraidons.
Sur notre secteur, quatre patients sont mal en point, mais relativement stables sous oxygène. Nous sommes vigilantes. M. G est calme, il a l’air paisible. Son histoire me provoque un pincement au cœur : ne peut-on pas le laisser tranquille ?
Sur le secteur de nos collègues, il y a Mme N. qui crie sans arrêt. Avec Aurane, nous les rejoignons une fois notre tour fini. Elles sont chez cette dame de 88 ans, toute petite et maigrelette. Depuis le couloir, j’entends le tensiomètre hurler « bibibip, bibibip », indiquant que soit la fréquence cardiaque est élevée, soit la saturation est trop basse. Vu le contexte, je penche pour la saturation. Bingo ! Apparemment, elle a retiré son masque, elle désature et a arraché (encore) sa perfusion. L’une de mes collègues est au téléphone avec l’interne de garde, l’autre essaye de reperfuser la patiente et une aide soignante lui tient les bras, parce qu’elle se débat. Elle a la maladie d’Alzheimer et veut rentrer chez elle. Les patients que l’on appel neuro-COVID sont souvent difficiles à prendre en charge. Faire comprendre à une dame de plus de 80 ans qui pense en avoir moitié moins, qui perd la mémoire et qui a l’impression d’aller bien, qu’elle doit garder son masque pour respirer, qu’elle ne peut pas sortir de sa chambre et qu’elle a besoin de sa perfusion pour l’hydrater n’est pas chose aisée. Le problème est qu’elle se met en danger et au vu de la situation, la pauvre va finir contentionnée… Aurane essaie de lui parler, de la calmer, de l’apaiser : elle est très douée avec les patients difficiles. Je prends son deuxième bras et regarde ce que je peux trouver comme veine piquable. Évidemment à force d’arracher ses perfusions, ses bras sont pleins d’hématomes. De toute façon, si nous reposons la perfusion, elle va l’arracher. Autant essayer sur une veine des pieds ou des jambes. Avec ma collègue infirmière, nous commençons donc à les inspecter. Aurane continue de parler à Mme N, de lui expliquer ce que nous faisons. Aux jambes, elle nous laisse un peu plus faire qu’aux bras. Géraldine met le garrot au niveau du mollet et ses doigts parcourent sa peau fine et déshydratée à la recherche d’une veine saillante. Là, sur le dessus du pied, elle en trouve une. Désinfection, ouverture du cathéter, elle pique. Le retour de sang indique que la perfusion est bien placée. Je la fixe avec des adhésifs pendant qu’elle branche la perfusion. La saturation en oxygène de la patiente remonte doucement, mais elle tente toujours de retirer son masque et sans, elle risque de mourir. L’interne de garde arrive. À part lui attacher les bras ou lui donner des calmants, il n’y a pas trente-six solutions. Ce sera donc d’abord des médicaments pour l’apaiser et si ça ne fonctionne pas, nous devrons l’attacher.
De retour dans le bureau, nous avons une conversation sur les (nombreux) patients qui retirent leur masque à oxygène. En effet, alors qu’ils ont l’impression de suffoquer, le masque envoie de l’air chaud, ce qui majore l’impression de suffocation. Géraldine explique aussi :
« Il y avait des patients qu’on retrouvait morts le masque à la main. Parfois, je pense que certains en avaient marre : c’était peut-être un moyen de dire stop. Je veux dire, des gens qui avaient aussi leur tête. Et même quand tu ne l’as pas, techniquement, l’instinct de survie te fait remettre le masque je pense. Enfin, après, c’est peut-être n’importe quoi ce que je dis, mais je pense que certains font exprès d’enlever leur masque quand ils en ont marre. »
Ce n’est pas impossible en effet. Pas tous, peut-être certains. Nous ne le saurons jamais. C’est aussi un moyen de se rassurer, de dire que pour certains, c’était leur volonté. Les patients n’étant pas scopés, c’est-à-dire branchés à des machines permettant la surveillance en continue de leurs constantes (saturation en oxygène, fréquence cardiaque, tension), il n’y a pas d’alarme qui prévient des aggravations de l’état d’un malade. S’ils ne sonnent pas, qu’ils n’appellent pas, bref qu’ils ne nous font pas savoir que ça ne va pas, nous n’avons d’autre moyen de le découvrir qu’en passant dans la chambre, environ toutes les deux heures, plus souvent pour ceux qui sont instables. Mais c’est toujours insuffisant, car les situations peuvent basculer en quelques minutes. Et ces fichues portes qui doivent rester fermer pour ne pas laisser circuler le virus n’aident pas. Je crois que nous nous sommes faites à ces découvertes fortuites de patients qui décompensent ou décèdent.
Cette nuit, la fatigue se fait sentir assez tôt. Pour ne pas trop m’assoupir, je fais un peu de ménage. Aurane vérifie le matériel, fait un tour des piluliers. Nous faisons un point sur la situation en France : nombre de cas, nombre de morts. Nous constatons que le nombre de guéris est rarement abordé. Pourquoi s’appesantir sur les mauvaises nouvelles ? Il y a tout de même beaucoup plus de guéris que de morts ! Heureusement ! Nous allons voir le site de l’institut Johns Hopkins qui centralise toutes ces informations en fonction des pays. Les États-Unis ont un nombre croissant de cas. Ils ont dépassé l’Espagne, l’Italie et la France. Le nombre de cas et de morts en Chine, plutôt faible, me pose question :
Moi : « – Je trouve qu’il y en a quand même peu par rapport à chez nous ! D’un côté ça me paraît louche, surtout avec toutes les histoires comme quoi ils auraient menti sur les chiffres et d’un autre, je me dis qu’ils ont pris les choses en main tôt, alors, c’est pas impossible. La Corée c’est pareil peu de cas, le Japon aussi… ».
Aurane : « – C’est que, comme on se considère comme des pays développés et, en gros, au-dessus des autres, on a tendance à se dire que les autres ont menti plutôt que de voir qu’on a merdé… On ne veut pas croire que d’autres pays gèrent mieux que nous : mais bon, il va falloir se rendre à l’évidence, la crise n’a pas franchement été bien gérée. On a mis du temps à la prendre au sérieux. Après, on a cru qu’on aurait un vaccin dans 6 mois et aujourd’hui on n’a rien : pas de vaccin, pas de traitement qui fonctionne, des hôpitaux débordés, des confinés qui ne respectent pas le confinement. Et puis là-bas, le confinement, c’est pas comme chez nous. C’est plus drastique. Peut-être que ça aide aussi. »
Moi : « – Oui enfin, ça reste un pays totalitaire et les chiffres dépendent exclusivement de ce qui est compté. Regarde, nous on compte les morts dans les EHPAD, mais est-ce que les autres pays le font aussi ? Et puis les morts à domicile, c’est plus compliqué. Des chiffres restent des chiffres et on n’est jamais sûre de comment ils sont produits… »
Aurane : « – Oui et par contre, personne ne se gêne pour les instrumentaliser ! Enfin, oui la Chine a sans doute traficoté les chiffres ou oublié de compter certains morts. Il ne doit pas y avoir grand-chose d’exact dans tout ça… C’est comme ici, quand la cadre demande combien on a de cas confirmés… Il y en a, on ne sait même pas combien et on donne des chiffres à la pelle, genre on en a environ douze… C’est quand même n’importe quoi…, mais en même temps, ils demandent de nuit quand les médecins ne sont pas là pour confirmer. On a pas toutes les infos, ni tous les résultats, et c’est des chiffres qui partent à l’ARS (Agence régionale de santé) quand même, donc qui font les statistiques. Alors ils ne sont pas complètement faux, on est dans l’ordre de grandeur, mais ils ne sont pas non plus complètement vrais quoi… »
C’est vrai, même nous, nous avons du mal à compter les cas avérés dans nos lits. Certains sont positifs au scanner, mais négatifs à l’examen PCR, d’autres positif au PCR, mais le scan n’est pas clair : ce n’est pas toujours facile de s’y retrouver.
La nuit est calme. À part Mme N, les autres patients ont l’air de tenir le coup. Mme N, elle continue de crier. Nous la retrouvons plusieurs fois les pieds par-dessus les barrières et le masque au sol. Aurane a même essayé de rester près d’elle pour qu’elle s’endorme, mais en vain. Après plusieurs essais de médicaments, quatre désaturations en-dessous de 85 %, car elle retire son oxygène, nous décidons finalement de lui attacher les mains. Vers 4 h du matin, elle s’endort. Nous n’avons pas eu d’appel pour faire des entrées et d’après le logiciel des urgences sur lequel ma collègue se connecte en permanence pour épier un peu le trafic, seulement huit patients sont venus pour suspicion de COVID cette nuit, dont cinq qui sont rentrés chez eux.
Au tour de 5h, la fatigue nous tenaille tellement que nous avons dépassé le stade de l’endormissement pour arriver à celui de la surexcitation. Nous rions, nous chantons, nous dansons. Dans notre aile, on dirait quatre jeunes femmes après une soirée trop arrosée. Fiona l’une des AS filme la scène avec son téléphone. Diane quant à elle a mis sur son téléphone des musiques des années 80. Nous chantons sur du Claude François. Je marche en rythme, tirant le tensiomètre. Demi-tour, clin d’œil, je rentre ensuite dans la chambre d’un patient, reprenant un air le plus calme et naturel possible. Mes collègues sont hilares. C’est de nouveau bras en l’air en me déhanchant que je sors. Aurane quant à elle fait des moulinets avec ses bras et sautille. Elle chante d’une voix étouffée par son masque et saisit un pochon d’antibiotique qui lui sert de micro factice. « Je chante presque bien dans ce masque ! C’est le mixage FFP2, ça fait une voix douce et suave ! » dit-elle en riant. Diane se lance dans un solo endiablé sur I will survive qu’elle termine en glissant sur les genoux le long du couloir comme une vraie rock star. Une décompensation salutaire !
Je suis totalement fan de cette très émouvante chronique ethnographique, à la fois emic et etic. Cela change des enquêtes d’opinion ou des avis d’experts sur le/la Covid 19 (« l’opinionite » disait Jean Benoist récemment): de la véritable ethnographie participante et multisensorielle « bibibip, blup blup blup, cratch, cling, pchiiiiit, shhh, sploc sploc, schploc schploc, shhhit, tic, frsch frsch, frrt frrt, scraaaaatch, shlac, clac, vrousshh… »
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