25-26 avril : nuit en post-réa COVID
Avec l’accalmie progressive, l’hôpital se réorganise et les priorités se déplacent petit à petit. Les services COVID se vident doucement. Les patients atteints de COVID sont plus stables, peut-être mieux pris en charge. Les grosses décompensations se font plus rares, même si elles demeurent. Nous restons vigilants, sur le qui-vive. L’ombre de la deuxième vague plane de plus en plus. Plus elle se fait attendre plus elle est redoutée. Elle serait un peu prématurée si elle arrivait déjà. Ce qui nous effraie le plus c’est la perspective de la fin du confinement. Ce n’est pas pour tout de suite mais il y a du relâchement dans l’air. Le beau temps, les températures estivales de ces derniers jours donnent une impression d’été, de vacances. Les gens sortent, se déplacent. Le week-end de pâques en a été un exemple. Le boulanger avait des commandes de gâteaux pour une vingtaine de personnes.
Dans les services non COVID, les demandes de visites et de permissions se sont multipliées, bien qu’elles aient toutes été rejetées. Il ne faut rien lâcher. Nous notons certes une décélération, mais le plateau de la courbe n’est pas encore atteint, du moins il n’est pas bien net. Mais il faut le reconnaître, il y a du mieux. Nous ne parons plus au plus pressé : fini la sélection abusive. Les patients sortent de réanimation doucement. Nous ne débordons plus. D’ailleurs, le bruit court que des vacances vont être imposées aux soignants qui ont cumulé trop d’heures depuis le début de la crise. Info ou intox ? Nous verrons bien ! Mais se voir imposer des vacances n’est pas du goût de tout le monde.
Ce soir, je travaille au 1E COVID rebaptisé il y a quelques jours post-réa COVID. C’est l’ancien service de MPR (médecine-physique et réadaptation) donc c’est le meilleur endroit pour remettre sur pied les personnes qui ont été immobilisées longtemps en réanimation. La rééducation et les soins de suite sont la nouvelle priorité. On en entend même parler aux informations. Après avoir visité les réanimations, les journalistes vont vers ces patients qui se réveillent après quelques temps dans le coma. Chez nous, le service est plein : 22 patients sont donc présents en post-réanimation. Ce sont des patients guéris ou presque. Pour le moment, nous maintenons les précautions COVID, c’est-à-dire l’habillage. Cependant, avec moins de zèle. La plupart ont eu le COVID il y a plus de trois semaines. Nous sommes un peu dans une phase de flottement. En réalité, nous ne savons pas exactement si ces précautions sont encore utiles. Il est fort probable que dans quelques jours les masques FFP2 laissent place aux masques chirurgicaux et que nous abandonnions les surblouses pour ces patients.
En dehors de cela, je découvre que prendre en soin des patients en post-réa COVID et des patients COVID, est assez différent. Pour la petite histoire, ma mission devait avoir lieu en service COVID mais la valse des « ouvertures-fermetures-réassignations » des service fait que nous ne savons jamais très bien dans quel type de service nous allons nous retrouver. La post-réanimation venant d’ouvrir, avec mes collègues, nous partons sur une nouvelle base d’apprentissage. Après sédation, les patients peuvent parfois être agités, confus.
Lorsque Lisa, ma collègue AS et moi entrons la chambre de M.J, 48 ans, nous découvrons un véritable pugilat. Le patient est au sol, trempé, nous ne savons pas trop de quoi : du sang se mélange à l’urine, aux selles et au liquide de la perfusion. Ces fluides maculent le sol et le patient s’agite, barbote à moitié dedans inconsciemment et il en a partout. Les lunettes à oxygène sont déconnectées du barboteur. Des morceaux de couche sont éparpillés un peu partout autour de M.J. Il l’a visiblement émiettée en d’innombrables petits bouts, dépiauté minutieusement et avec opiniâtreté. Le drap recouvre sa tête. Il semble se débattre avec tandis que la couverture a disparu. En réalité, elle est au sol de l’autre côté du lit. Bref, c’est un carnage… Ah, oui ! J’allais oublier ! La sonde urinaire elle est quant à elle restée sagement dans le lit, contrairement au patient… elle est donc arrachée. M. J. gesticule au sol et se bat contre le drap. Il vocifère et insulte le linge : « Tu vas voir ce qui t’attend espèce de saloperie ! ». Lisa et moi échangeons un regard et un soupir.
Lisa : « Bonsoir M. J, bah alors qu’est-ce qui s’est passé ? »
M. J répond quelque chose que nous ne comprenons pas
Moi : « Comment ? Est-ce que ça va monsieur ? Attendez, on va vous aider ! »
Je retire le drap de son visage, il me fixe avec des yeux ronds, surpris. Il me dévisage et son expression se transforme. Ses yeux se plissent et ses lèvres se crispent. J’ai du mal à savoir s’il s’agit de peur, d’angoisse ou de colère, un peu des trois peut-être, mais le sentiment prédominant me semble être l’angoisse. En même temps, deux schtroumpfs (nous protons des surblouse et charlottes bleues) avec des masques à bec de canards sont dans sa chambre, plantées comme des piquets, en train de le dévisager… Je souris avec un air avenant pour le rassurer avant de me rend compte que c’est inutile. Même après deux mois, je ne m’y fais pas, le masque estropie toujours nos visages. Alors, je lui parle : « Bonsoir monsieur, je m’appelle Marie, je suis infirmière. Nous sommes à l’hôpital. Comment ça va ? »
M. J : « Qu’est-ce que je fais là ?»
Moi : « Vous avez eu le COVID, vous voyez ce que c’est ? Alors du coup vous êtes à l’hôpital depuis quelques temps. »
M. J : « Putain ça caille dans c’t’hôpital de merde ! »
Moi : « C’est clair ! Ça vous dit de vous réchauffer avec une petite douche ? »
M. J : « Si c’est des dames qui me la donnent j’dis pas non !»
Je rigole, ma collègue me jette un regard outré. Le patient est un peu frontal, c’est fréquent après une sédation prolongée.
Nous mettons le drap au sol pour éponger un peu les liquides nappant le sol et éviter de glisser. Nous rapprochons le fauteuil du patient pour l’y mettre et… ho-hisse, nous essayons de le soulever mais il ne bouge pas d’un centimètre. Il ne nous aide pas vraiment non plus. Nous essayons de lui expliquer : « Monsieur, essayez de plier vos jambes, voilà, oui, comme ça et de pousser. Non, pas les tendre, de pousser avec les pieds sur le sol comme pour vous lever. Voil… non, pour soulever les fesses, pas mettre les pieds en l’air, comme ça, oui, non, bon, attendez on va faire autrement ».
Les explications sont vaines, ou mauvaises, enfin le résultat est le même, le patient est toujours au sol. Nous allons donc chercher nos collègues, Marianne et Alice. En entrant dans la chambre, Marianne explose de rire : « Vous allez vous amuser à tout nettoyer ! ». J’avoue que je trouve ça moyennement drôle, mais bon… Après deux nouveaux essais de levage infructueux, nous allons chercher le lève-malade. Nous voulions l’éviter car vue l’état du patient, comme nous n’avons qu’un seul hamac, ce dernier va automatiquement finir au linge sale et nous ne pourrons pas l’utiliser pour d’autres patients. Mais bon, nous n’avons pas trop le choix. Nous passons le hamac sous le patient, accrochons les anses aux deux bras de l’appareil de treuillage et Lisa joue de la télécommande pour soulever le patient qui a l’air comme un coq en pâte dans son siège de fortune. Nous l’installons sur son fauteuil et l’emmenons dans la douche. Là, comme par magie, le patient se lève derechef et s’installe de lui-même, un peu titubant sur le siège de douche, bien sur ses deux pieds.
Lisa lui dit : « Bah ! Vous vous fichez de nous ! Depuis tout à l’heure vous n’arrivez pas à bouger vos jambes et là hop ! »
M. J : « De quoi elle parle elle ? » dit-il en s’adressant à moi.
Lisa s’adresse à moi à son tour : « Non mais il se fout de moi ! »
M. J fait de même : « Dites à votre collègue qu’elle pourrait être plus aimable !»
Moi : « Stop. On se calme ! Monsieur, vous êtes où et on est quel jour ? »
M. J : « Ben dans la douche chez moi et euh… en mars… j’ai pas trop regardé quand quoi… et puis c’est quoi cette question ? »
Lisa me jette un regard appuyé, elle comprend que le patient n’est pas tout à fait dans son état normal, qu’il est perdu et qu’il a visiblement des problèmes de mémoire. Lisa calme le jeu. Elle finit d’aider M. J à se laver pendant que je vais m’occuper de la chambre. Je récupère le drap souillé qui nous avait servi à éponger le sol une première fois et le sort. J’en prend un deuxième pour finir d’absorber les fluides et le jette au sale aussitôt. Marianne a eu pitié de nous et vient à la rescousse. Elle a une bouteille de Dakin (un antiseptique de couleur rosée qui sent bon l’eau de Javel) et en asperge abondamment le sol. Avec des carrés de cellulose je passe derrière elle. Quelques petits bouts de couches sont encore collés au sol mais à force de les asperger d’antiseptiques, ils finissent par se décoller. Nous passons ensuite au lit. Les draps sont également souillés d’urine, de selles et autre. Nous enlevons les draps pour les mettre au sale. Marianne asperge le matelas de Dakin. Je lui dis en riant :
Moi : « Dis donc Madame Dakin, on n’a pas des sprays spéciaux pour la désinfection des surfaces ? »
Marianne : « Au moins, avec ça je suis sûre que c’est propre, ça sent la javel ! »
Moi : « C’est pas parce que ça sent le propre que ça l’est ! T’es sûre que ça fonctionne sur les surfaces ça ? J’ai un doute… »
Marianne : « Si ça nettoie des minous et des zgegs pourquoi pas des matelas ? »
Moi : « Ben… c’est pas tout à fait pareil quand même ! »
Je vais chercher le spray et après le Dakin en rajoute une couche. Ensuite, nous refaisons le lit. Nous avons à peine terminé que ma collègue et le patient sortent de la douche.
Marianne : « Bah alors, vous en avez mis du temps ! »
M. J souris : « Faut bien le temps de faire notre affaire ! »
Lisa rougie sous son masque et ses lunettes de protection : « Mais non mais il était tout crotté ! ».
Son expression me fait éclater de rire !
M J reprend : « Par contre, ça pue la piscine dans c’t’appart’ ! »
Marianne : « ça ne pue pas la piscine, ça sent bon le propre ! C’est pas si mal ! »
M. J : « Ben moi je te dis que ça pue !».
Enfin, clairement, que l’on aime ou pas cette odeur, elle reste plus agréable que celle qui imprégnait la chambre quelques minutes avant. Marianne et Lisa semblent penser la même chose.
Nous aidons le patient à se remettre au lit puis je lui repose sa perfusion. Avant de me lancer tête baissée dans la pose d’une nouvelle sonde urinaire, j’appelle l’interne de garde. Il vient ausculter le patient et prescrit un scan cérébral pour vérifier que le patient n’a pas eu de commotion en tombant. Pour la sonde, nous en discutons. Est-ce que ce ne serait pas l’occasion d’une tentative de sevrage de la sonde ? Pendant les prochaines heures nous allons donc vérifier que le patient urine et faire des bladder scan[1]. Cet appareil permet d’évaluer la quantité d’urine dans la vessie en posant une petite sonde sur le bas ventre, comme lors d’une échographie. Au-delà de 500 ml, le patient sera sondé, s’il urine, il en sera délivré définitivement.
Après avoir bien réinstallé le patient, pris ses constantes (pouls, tensions, saturation, fréquence respiratoire, température) et donné ses médicaments, nous le laissons seul. Nous avons passé près d’une heure à nous occuper de lui, il va nous falloir avancer un peu plus vite. Heureusement, les patients sont plutôt calmes dans les chambres suivantes, jusqu’à celle de Mme O.
Mme O a les larmes qui ruissèlent le long de ses joues. Elle a du mal à parler depuis l’extubation. Elle me chuchote quelque chose que je ne comprends pas, elle parle turque, je crois. Je comprends qu’elle a mal dans les épaules lorsqu’elle est sur le dos. Elle essaye de se tourner, je ne comprends pas pourquoi. Elle commence à s’agiter. Je vais chercher Alice qui connaît quelques mots en turque, au cas où elle puisse m’aider à traduire. En réalité, la patiente demande que nous la remettions sur le ventre, cependant, je ne peux pas. Ayant eu de gros problèmes respiratoires, elle a été intubée et pour favoriser la ventilation et décharger un peu la pression thoracique[2], elle a été couchée longtemps sur le ventre et a développé une mauvaise position. Ses épaules se sont rigidifiées[3] en extension et la rééducation est difficile. Si je la remets sur le ventre, cela reviendrait à réduire à néant les efforts des derniers jours. Mais elle a vraiment très mal et ses traitements par morphine sont insuffisants. Je rappelle l’interne de garde, mais il me dit ne rien pouvoir faire de plus pour l’instant. Je mets des vessies chaudes à la patiente en attendant.
Un peu plus loin, j’entends comme un bruit de métal secoué depuis la chambre de Mme S. Lisa est déjà sur place. Lorsque j’entre, Lisa est en pleine négociation avec la patiente de 78 ans qui refuse de se coucher et qui secoue énergiquement ses barrières. Après plusieurs minutes de négociation, elle se recouche. Mais nous savons pertinemment qu’il faudra recommencer dans 20 minutes.
Après le tour, je vais faire un premier bladder scan à M. J. L’appareil affiche 200 ml. Il n’a pas envie d’uriner. Je revérifierai plus tard. J’entends déjà Mme S. qui crie au bout du couloir malgré sa porte fermée. J’y vais. Elle a les jambes par-dessus la barrière, complètement en travers du lit. J’essaie de la repositionner, mais elle résiste. Je vais donc chercher ma collègue. Elle se rhabille et vient m’aider. Cette nuit, nous réalisons la même opération environ huit fois. Quant aux bladders, ils ne font qu’augmenter jusqu’à ce que je doive reposer la sonde au patient. M. J. est d’abord un peu réticent. Il ne veut pas que nous touchions à son « appareil » nous dit-il. J’entends, mais je lui explique la nécessité. Nous lui laissons d’abord une chance de pouvoir uriner de lui-même. Nous lui mettons le pistolet et il essaie de forcer un peu le processus, mais il n’a plus vraiment de sensations pour l’instant. Pareil au niveau de ses mains, il a encore des difficultés de préhension.
Voyant que rien ne sort, il finit par accepter. Alors, Lisa lui fait une toilette intime en en veillant à bien décalotter le pénis. Nous faisons une première désinfection : « Eh ben! Il aura jamais été aussi propre ! » lance M. J. Avec Lisa, nous rions.
Je prépare mon matériel en stérile. Une fois que tout est prêt, je réexplique au patient. Il acquiesce : « faites donc votre affaire ! ». Lorsque je saisis son pénis pour y entrer la sonde, il s’écrie : « Holala! Enfin pas si vite quand même ! ». Je lui réexplique. « Mais ça va faire mal votre histoire ! » me dit-il. En effet, ça ne va pas faire du bien, il paraît que la sensation est très étrange. Il finit par me laisser faire. J’enfile donc la sonde, gonfle le ballonnet et le tour est joué !
Entre temps, nous retournons réinstaller Mme S à deux doigts de tomber de son lit. Mme O. malgré la douleur a fini par s’endormir, il est 2h45 du matin. Je continue de lui administrer ses antalgiques en systématique. Les autres patients sont calmes. M. H. et M. T. ont des saturations limites que nous surveillons attentivement toute la nuit, mais rien d’alarmant. Mme P. a chauffé à 38.7 et a eu droit à une paire d’hémocultures, mais sa température a cédé sans fébrifuge.
Deux heures plus tard, nous retrouvons à nouveau M.J au sol, complètement perdu et perturbé, la sonde et la perfusion arrachées. Il nous faudra près de trois quarts d’heures pour à nouveau le replacer dans son lit, le reperfuser, le sonder à nouveau. L’interne de garde cette fois-ci prescrit aussi des contentions pour éviter un nouvel accident.
La post-réa COVID en réalité me semble être un mélange de MPR (médecine physique et réadaptation), de neuro et de COVID. Enfin, plutôt de la MPR-neurologie-pneumologie où il faut porter des masques, des surblouses, des charlottes et des gants en permanence. D’ailleurs, si le COVID a bien apporté une modification majeure et ce dans tous les services, même lorsque les patients n’en sont pas atteints, c’est le port systématique d’un masque : FFP2 chez les patients atteint du COVID, chirurgical chez tous les autres.
28-29 avril : nuit en pneumologie
Ce soir, je devais travailler en COVID, mais en arrivant dans le service, j’apprends que le COVID a fermé ici et que la pneumologie a réouvert. Heureuse de l’apprendre… j’aurais tout de même apprécié être prévenue. Mais, m’objectent mes collègues « estime toi heureuse vous êtes deux ! A partir de demain on repasse à une infirmière pour tout le service », soit 27 patients. J’avoue que le retour à la réalité va être difficile. Cela fait déjà quelques temps que nous parlons un peu du retour à la normale et cela nous effraie presque plus que le COVID. La maladie à COVID-19 était une inconnue. Elle provoquait à la fois méfiance, peur et excitation. Elle promettait de nouvelles découvertes et a redonné à certaines, comme moi, le goût du métier. Pour les personnels de nuit, cela a changé beaucoup de choses dans l’organisation et la charge de travail, c’était plus intense, mais ils ont pu redécouvrir le travail en équipe, ce que ça fait d’être en nombre suffisant pour bien prendre en soin les patients. En COVID, c’est 8 à 10 patients pour une infirmière et une AS. Le plus souvent, pendant la grosse période de crise c’était 8 à 10 patients pour deux infirmières et deux AS, une aubaine pour celles qui d’ordinaires sont une infirmière et deux AS pour 27 à 32 patients.
Mais le COVID n’a pas été vécu par tout le monde de la même façon. Des services ont dû fusionner, comme la cardiologie et la neurologie qui se partagent chacune une aile au sein d’un même service. Cependant, l’effectif n’a pas augmenté : pour deux spécialités, toujours une AS et une IDE.
De jour, c’est un peu différent. Les équipes étant plus conséquentes, elles ont été scindées. Une partie a suivi le service qui fusionnait et l’autre partie a été positionnée en COVID. Pour celles et ceux qui ont été déplacés, certains désirent vraiment retrouver leur service, leur spécialité, là où d’autres redoute ce moment. Jean-Mi par exemple m’explique : « Ils sont venus me chercher et m’ont collé en COVID, mais j’y suis, j’y reste ! Hors de question que je retourne en neuro, je préfère largement le travail ici. Et même après, je vais demander à aller travailler en médecine infectieuse si ça ouvre ou polyvalente, enfin ailleurs. La neuro, c’est trop dur ! ».
Avec l’épreuve qu’a été et est encore parfois le COVID, finalement, ce que certains redoutent le plus est le retour à la “normale”, car cette normale est anormale. Alors que le COVID a permis à beaucoup d’acquérir de nouvelles compétences et aux hôpitaux de donner à leurs soignants les moyens de travailler dans de bonnes conditions en termes d’effectifs (pas de matériel), ce qui était réclamé depuis plusieurs années, sa disparition va aussi rimer avec régression.
Bientôt, tout va s’arrêter. Les élans de solidarité, les applaudissements, la reconnaissance, les promesses. La vie va reprendre son cours et cela risque d’être douloureux. Le service de pneumologie n’est que le premier et déjà, nous allons bientôt retrouver les anciennes conditions de travail que nous déplorions depuis longtemps…
Alors ce soir, je suis en pneumologie. Le service est déjà plein. Les anciens patients qui avaient déserté les services reviennent, c’est une bonne chose. Eux aussi ont besoin de soins. Je reprends mes habitudes, sauf que ce soir nous sommes deux, la transition est moins rude. Nous sommes heureuses d’être là toutes les deux, mais demain, Sandra sera seule. Emme m’explique : « Non pas que ça soit insurmontable, mais j’ai l’impression qu’on me retire mon cadeau de Noël ou le voir prendre feu avec le sapin tu vois ? J’avais une lueur d’espoir mais bon… ». Et la journée, il en est de même. Sauf que la journée, le rythme est plus effréné, plus dur encore.
5 et 6 mai : nuit en unité COVID
Ce soir, j’arrive un peu plus tôt que d’habitude. Normalement je travaille avec Aurane, ça promet une nuit sympa ! J’ai hâte. Dans les services COVID, c’est un peu le calme plat. Il y a des patients, mais ils vont bien. Les effectifs ont été diminués depuis quelques temps déjà, mais nous restons deux infirmières dans ces services-là. Nous avons moins de cas graves et moins de décès.
Comme je suis arrivée un peu plus tôt, je passe voir Ryiad et Daniel, les médecins avec qui je travaillais avant. Je fais d’une pierre deux coups. Ils sont tous les deux dans le bureau de Daniel. Ils ont l’air heureux de me voir.
Ryiad : « Ah mais regardez qui voilà ! Ça fait quelques temps qu’on ne t’a pas vue ça va ? »
Je souris et acquiesce : « Bien, bien »
Daniel reprend : « Mais vous êtes habillée en fille ! »
Je grimace : « Et alors ! Qu’est-ce que ça peut vous faire ! »
Daniel : « On n’a pas l’habitude ! ça fait tout drôle ! L’autre jour vous étiez habillée on aurait dit une Roumaine alors là… »
Ryiad rit, ils m’avaient fait la réflexion déjà à ce moment-là.
Moi : « Je m’habille comme je veux il me semble ! »
Ryiad : « Ça va on te taquine ! Bon tu vas où là ? »
Moi : « Je vais au 1B, il paraît que les COVID ne sont plus qu’au 1e de toute façon »
En effet, ils m’expliquent que le 4A a fermé. Ce n’est plus une unité COVID, mais elle devient une unité : diabétologie/médecine interne. Après avoir eu la cardiologie/médecine interne, voici la diabétologie/médecine interne. Les gens nous appellent les SDF de l’hôpital… le service nomade.
Ryiad rit, mais un peu amèrement. Il y a des ressentiments entre les médecins d’infectieux et ceux de diabétologie, enfin, avec certains. Il va falloir que tout le monde s’accorde pour travailler dans une ambiance la plus décontractée possible. Moi, j’y travaillerai de jour en juillet et en août, nous verrons bien ce que ça donnera.
En arrivant dans le service, je cherche Aurane, mais elle n’est pas là. Ils ont annulé sa nuit, sinon nous étions trop nombreuses. Du coup, je travaille avec Émilie. Heureusement, nous nous entendons très bien aussi ce qui fait vite passer ma déception.
Après les transmissions, je me dirige vers la salle de soin et m’arrête net devant la porte. Je regarde Émilie de travers : « Non mais sérieusement ? ». Elle hausse les épaules et penche la tête en soupirant d’un air désabusé. Une jolie pancarte toute neuve nous explique que le port de gants n’est plus obligatoire pour les patients COVID, sauf si nous réalisons des soins le nécessitant. Étrange que cette information arrive alors que depuis deux jours l’hôpital est en pénurie de gants ! Je reste sceptique. N’étant pas persuadées par l’information, avec mes collègues, nous en faisons fi.
Le tour se passe tranquillement de mon côté. Chez Emilie c’est un peu plus mouvementé, j’entends crier. Comme elle me le disait lorsque nous préparions les chariots de médicaments : « Chez moi c’est un peu la psy ». Je comprends pourquoi.
Vers 22h30, la cadre de nuit passe nous voir. Fiona nous demande comment ça se passe. Nous discutons un peu de l’hôpital, de son organisation, enfin, de sa réorganisation progressive. Apparemment, le but serait d’arriver à un seul service COVID : « Il y a plusieurs médecins qui voudraient retrouver leurs services, c’est normal, mais on ne peut pas satisfaire tout le monde, il y a des consignes tout de même… » me dit-elle. « Par contre vous allez être contente, ils ont rouvert l’infectieux !». Je souris.
Moi : « Oui avec la diabéto ! »
Fiona : « Mais vous savez déjà tout !»
Moi : « J’ai mes sources ! »
Fiona : « J’ai l’impression que vous avez des agents infiltrés partout à force ! »
Moi : « Oui, c’est exactement ça ! Mais bon, l’infectieux avec la diabéto… »
Fiona : « Eh bien quoi ? »
Je la regarde avec insistance.
Fiona : « Ah mais oui ! Les médecins, mais ça va être les Anger Games là-dedans !»
Moi : « Ils les mettent ensemble pour voir qui va survivre ! »
Fiona : « Oui enfin quand même, ils ont osé quoi, ils n’ont peur de rien ici !»
Moi (rire) : « Bon ça va, ils sont civilisés tout de même, ils savent se tenir, se sera plus une guerre froide !»
Fiona sourit. Elle a un sens de l’humour que j’apprécie beaucoup depuis son retour de congé maternité. Elle est plus accessible et semble avoir relativisé certaines choses. D’autres ne la supportent pas, je pense que c’est un peu le lot de tous les cadres.
Ce soir, je ne sais pas ce que j’ai, je suis désorganisée ! Je rentre dans une chambre, je n’ai que la moitié du matériel, je ressors, je re-rentre. Bref, tout ce qu’il ne faut pas faire quand les patients sont en isolement ! Je suis tête en l’air ! Je n’arrête pas de faire des allées et venues en râlant et vociférant, ce qui fait bien rire Émilie. Une fois que j’ai fini de mon côté, je vais du sien, l’aider avec ses patients un peu azimutés. Surtout la dame du 42 qui crie. Je découvre Mme P, une dame d’environ 90 ans, si frêle que nous avons l’impression qu’en la replaçant dans le lit nous allons la casser en deux. Mais cette petite dame freluquette a en revanche une force herculéenne. En entrant dans la chambre, je me suis approchée pour lui parler. Émilie m’a expliqué qu’il faut lui parler pendant les soins, sinon elle s’agite trop. Je lui explique que ma collègue va lui faire les soins, qu’elle va lui faire une piqure. Émilie a à peine passé la compresse d’alcool sur sa cuisse que la patiente attrape ma main et broie mes doigts comme de rien en hurlant. Je grimace pendant qu’Émilie rit aux éclats. En réalité, pendant que la dame me tyrannise et que j’essaie de la calmer, elle peut tranquillement changer les perfusions et lui faire sa piqure d’anticoagulant. Une fois les soins finis, elle me lâche, se retourne et s’endort paisiblement. Je lance à Émilie : « Et ça te fais rire !». Hilare, elle articule sous son masque :« Oui, beaucoup ». Je la préviens qu’au prochain tour, nous inverserons les rôles.
Après notre tour, que nous finissons vers 23h00, nous allons en chambre 39. Le patient est sorti en fin d’après-midi et les collègues n’ont pas eu le temps de nettoyer la chambre, alors avec Émilie, nous nous y collons. Le hic, c’est que cela fait quelques temps déjà que je n’ai pas fait de désinfection et que nous avons un doute sur le protocole : double désinfection ? désinfection et passage du vapo ? ou double désinfection plus le vapo ? Je sais que Sonarile est de nuit au 4A, le nouveau diabéto-médecine. Elle est très calée sur tous les protocoles d’hygiène, alors je l’appelle : « C’est soit double désinfection, soit une désinfection et le vaporisateur » me dit-elle. Le choix est vite fait : ce sera une double désinfection. Le vaporisateur est une espèce de gros aspirateur qui diffuse de la vapeur très chaude et nous mourons déjà de chaud. C’est aussi très encombrant, assez bruyant et peu pratique. Nous nous mettons au travail : nettoyage du lit, de l’armoire, de la table de chevet, de la rampe lumineuse, de la table. Nous avons mis la radio sur la télé pour avoir un peu d’ambiance. Nous dansons et chantons en faisant le ménage. Soudain Émilie me demande : « Mais, il n’y a pas d’ASH la nuit, si ? ». En effet, il n’y en a pas, c’est donc à nous de nettoyer les sols et les murs. Je vais chercher leur chariot dans la lame. Émilie me regarde revenir avec le chariot et préparer les mélanges. Mes mains parcourent les différents produits, je sors ceux qui me sont utiles, je saisis le balai, y attache la serpillère et je commence à nettoyer le mur. Émilie n’a pas bougé, en continuant mon affaire, je réponds à sa question tacite : « J’ai été ASH un mois en job d’été il y a longtemps ». Elle acquiesce, prend un produit et me demande : « Si je fais la salle de bain, c’est ça ? ». « Non, celui d’à côté !». Elle s’en saisit et va dans la salle de bain. C’est parti : désinfection des toilettes, des murs, du plafond, du sol.
Une fois terminé, il est 0h30. Nous allons manger un peu, cela laisse le temps de séchage nécessaire. Après manger, c’est reparti pour un tour. Tout doit être à nouveau nettoyé et dans la joie et la bonne humeur ! Émilie prend le balai et en fait une guitare. Je me balade en faisant tournoyer ma lavette en l’air. Près de quarante-cinq minutes plus tard, nous sommes toutes les deux K.O, le ménage nous a épuisé. Heureusement que le reste de la nuit est excessivement calme.
12-13 mai : nuit en unité COVID
Hier, c’était la fin du confinement tant attendue. Pour ma part, rien n’a changé. Ce soir, je suis toujours à l’hôpital. C’est ma dernière nuit au 1B. Nous sommes deux pour 8 patients. Le service va fermer dans quelques jours. Certaines rumeurs parlent de demain, d’autres disent dans trois jours… En réalité, c’est juste le temps que certains patients rentrent chez eux et que les autres soient transférés dans le service d’à côté, le 1C. Ce sera le dernier service COVID de l’hôpital, à part la réanimation qui garde un secteur dédié. La nuit est très calme, les patients sont plutôt stables bien que certains aient besoin d’une majoration de l’oxygène, ce qui est assez mauvais signe. Le premier tour est vite fait, alors je vais voir au 1C s’ils ont besoin d’aide. Oui, je m’ennuie. Ma collègue a pitié de moi et me laisse m’occuper de deux de ses patients. Après, je retourne dans mon service. L’inactivité fait peser un peu plus la suspicion. La deuxième vague nous hante toujours alors Isabelle, ma collègue infirmière me dit : « Il faut en profiter, ça ne va pas durer, soit on retrouve l’enfer d’avant, toute seule pour 30 patients, soit on retrouve l’enfer du COVID avec des réas dans tous les sens et des morts partout… ». Voilà un tableau réjouissant.
Nous profitons du calme pour discuter. Nous échangeons sur nos ressentis, nos vécus parfois un peu différents, les anecdotes. Les deux aides-soignantes de ce soir sont des étudiantes infirmières. Elles nous parlent un peu des pratiques qui ont eu cours pendant la période et qu’elles ont remarqué. Jacinthe explique : « J’ai une amie, elle est en deuxième année et elle était en stage. En fait, son stage elle a surtout fait du renfort en AS. Après, ils lui ont demandé, mais elle aurait dû dire non et faire comme nous, devenir vacataire parce qu’en stage t’es payé genre 300€ pour les cinq semaines… je pense que poser la question c’est déjà pas très cool, je veux dire, tu es stagiaire tu dis pas non quand la cadre te demande si tu veux bien faire l’AS, tu dis oui ! »
En effet, le statut de stagiaire est particulier. Il entraine une forme de subordination qu’il faut accepter. En stage, il est récurrent de s’entendre dire qu’il faut savoir garder sa “place d’étudiant” et les pressions psychologiques sont omniprésentes. Aussi, le statut même de stagiaire ne permet pas de refuser d’accepter d’être AS, ce qui alors relève potentiellement de la contrainte. Je dirais même que les équipes et les cadres qui font cette demande aux étudiants font plutôt preuve de malhonnêteté : ils savent que ces pratiques sont plus que discutables, mais comme l’étudiant accepte, cela leur permet de se dédouaner.
Elle nous parle aussi des soignants qu’elle a rencontré et nous parle d’Astrid, l’aide-soignante : « Déjà, elle est un peu particulière… elle nous parle mal, au patient aussi. Mais en plus, elle fait des trucs… elle avait tellement peur du COVID qu’elle se nettoyait complètement à l’alcool après le tour. Mais vraiment : elle imbibait des compresses d’alcool et se frottait avec et même dans les oreilles ! Elle a mis de l’alcool sur des coton-tige et elle s’est nettoyée avec ! C’est un truc de fou ! Alors on peut se moquer de Trump avec ses idées d’injection à la Javel, mais les bains d’alcool, j’suis pas sure que ça soit mieux ! » dit-elle en riant.
En effet, nous avons nos propres énergumènes ! Les réactions face à la peur de la pandémie ont été diverses, nous l’avons bien vu. Qu’il s’agisse de faire des stocks de vivre ou de se protéger avec trop de zèle, la pandémie a révélé un manque d’information et de formation.
Isabelle, ma collège infirmière ajoute « Les centres anti-poisons ont eu une recrudescence d’appels car des gens nettoyaient leurs légumes à la Javel ! Non mais ! Les gens sont fous ! Et même les vétérinaires ont été débordés avec des chats et des chiens qui ont été retrouvés en coma éthyliques parce que leurs maîtres ont voulu les laver à l’alcool ou au gel hydroalcoolique. »
Je ne connais pas la véracité de ces faits divers, mais étrangement, ça ne me semble pas aberrant vu certaines réactions. La peur nous fait faire de drôles de choses, le manque d’information et d’éducation aussi.
Olivia, la deuxième étudiante infirmière qui est vacataire AS revient plutôt sur ce qui l’a choqué : les morts et les « choix » des patients. C’est vrai que c’est un sujet sensible.
Olivia : « Je trouve ça pas normal que tout le monde ai pas eu droit à sa chance ! C’était assez horrible de se dire, il est vieux, on le prend pas ! »
Isabelle : « C’est un peu l’image que ça renvoyait mais c’était un peu plus complexe que ça en réalité. »
Olivia : « Je vois pas en quoi »
Isabelle : « Alors déjà c’était pas une limite genre plus de 70 ans on ne prend pas, il y a eu beaucoup de patients de plus de 70 voire 80 ans qui ont été pris en réa. En fait, ce que les docteurs disaient peu c’était qu’ils prenaient en compte certes l’âge, mais aussi les comorbidités tu vois. Donc un vieux qui a de l’asthme ou des poumons pourris, en soi, on ne pourra pas l’extuber, donc on ne l’intube pas. Le seul truc, c’est que ceux qui ont le plus de comorbidité, ce sont les gens plus âgés. Après, il y a eu des jeunes d’une quarantaine d’année récusés de la réa parce qu’ils avaient ces mêmes antécédents qui font qu’on ne peu rien pour eux tu comprends ? »
Olivia : « Peut-être, mais j’avais un patient au 1 E et il a pas été pris parce qu’il était vieux. »
Isabelle : « Tu en es sure ? Le médecin n’a peut-être pas précisé sa démarche, mais il devait y avoir autre chose… »
Olivia : « Je ne sais pas, c’était M. S. je crois que tu l’as connu Marie »
Je la regarde d’un coup, j’étais dans mes pensées.
Moi : « Tu peux me redonner son nom et le tableau ? »
Olivia : « Si, même que tu n’étais pas contente ! Le réa ne voulait pas le prendre et tu n’étais pas contente ! Ils l’ont pas pris parce qu’il était vieux ! »
Moi : « Ah ! Mais oui, c’est ma réaction qui t’a laissé penser ça ? »
Olivia : « Tu disais que de toute façon dès qu’ils sont un peu âgé et qu’ils ont un pet de travers ils n’essaient pas ou un truc du genre. »
Je me sens mal, en effet, j’ai dû dire ça sous le coup de la colère, de l’énervement, de la pression… je me souviens de la scène, je me revois vociférer dans tous les sens parce que c’était le troisième patient que la réa récusait, que je devais me débrouiller pour les maintenir ou les regarder mourir et qu’au bout d’un moment, je perd un peu mon sens de l’humour. J’aurais dû en discuter avec elle, ce n’est sans doute pas la seule à penser ça. Oui, l’âge était un facteur, mais jamais le seul, sinon ça n’aurait pas été éthique, mais presque de l’eugénisme. Le patient avait de l’asthme, du diabète, de l’hypertension. Autant de facteurs de co-morbidité et en plus, il avait 84 ans.
Moi : « Oui, j’ai dû dire ça mais en réalité le patient avait des facteurs de risque. Alors certes, l’asthme ne me paraissait pas être un facteur suffisant ni le diabète, mais ce n’était pas juste à cause de son âge, le médecin avait des raisons et des bonnes, c’est juste qu’ils ne nous les expliquent pas toujours… j’en avait rediscuté avec un autre doc qui m’avait expliqué que vu ses antécédents et son âge, ça faisait trop de petits facteurs de gravité. Désolée si je t’ai laissé penser que c’était juste parce qu’il était âgé… on aurait dû débriefer ensemble. Je le fais souvent a posterior,i mais je partage rarement ensuite. »
Olivia : « Ah ok, remarque j’aurais pu demander ou regarder son dossier, j’avais pas regarder. »
Après cela, je reste pensive et mal à l’aise. Ce ne doit pas être un cas isolé. Je n’imagine même pas la réputation des médecins après ça… j’espère que cela ne va pas ébranler la relation de confiance entre professionnels et avec les patients. Les docteurs n’ont pas été des décideurs froids. Ils ont essayé de prendre les meilleures décisions possibles au regard d’un ensemble de paramètres. En soi, leur position est peu enviable.
Du coup, je reprends un peu les noms des patients dont je me suis occupée et dont je me souviens pour faire une petite liste. Dans les premiers temps, je m’étais occupée de M. E et M. C, tous les deux décédés. M. P dont la femme n’arrêtait pas de nous appeler aussi. M. G qui avait fait une tentative de suicide est rentré chez lui sur ces deux pieds, mais il n’avait pas le COVID. M. T. qui avait été transféré en réanimation aussi est rentré chez lui. Mme L n’a pas eu besoin de passer par la réa pour retourner à domicile. Mme N est quant à elle retournée dans son EHPAD. Enfin, ce récapitulatif est pour les personnes dont j’ai parlé ici. Pour les autres, je compte encore huit décès et douze retours à domicile. Ce n’est pas le chiffre global des personnes que j’ai eu en service, mais seulement ceux dont les noms m’ont marqué pour une raison ou une autre.
A 2h, nous refaisons un tour. A quatre pour huit patients, les tours sont faits en moins d’une heure. Nous en profitons pour discuter avec des patients qui n’arrivent pas à dormir. Nous nous battons pour répondre aux sonnettes, pour ne pas nous endormir !
A 4h, lorsque je vais faire signer ma feuille de présence, j’en profite pour parler un peu avec les cadres pour qui la fin de nuit semble également assez calme. John, le cadre me dit :
John : « C’est vrai que sur l’hôpital, il y a eu beaucoup de changements et on a tous dû s’adapter très vite. Moi je trouve que pour ça les équipes de l’hôpital ont vraiment été super. D’habitude, au moindre changement il y a des résistances, mais là, bon bien sûr il y a eu des réticences, mais il fallait que ça tourne, que ça avance, on a tout chamboulé et tout le monde a vite réagi et s’est vite adapté. »
Moi : « Oui mais pour vous aussi ça a été une période difficile»
John : « Ah ça… c’est sûr, c’était pas facile. Mais quand l’ARS vous appelle et vous dit que pour le lendemain vous devez avoir ouvert tant de lits COVID, vous n’avez pas le choix, vous le faites, sinon c’est votre boulot que vous perdez vous voyez ? Mais parfois on partait le soir les choses étaient dans un certain ordre et on revenait le soir même, on n’avait pas été prévenu, mais des services avaient fermés et d’autres ouverts en COVID, il fallait tout d’un coup trouver pleins de personnel en plus… et là avec les fermetures, c’est moins dans la précipitation, mais c’est un peu pareil. Le jour beaucoup de décisions sont prises et on n’est pas forcément informés avant d’arriver au travail. Mais oui, ça a été de gros challenges, des heures de casse-tête pour arranger le planning, pour que ça roule, mais on y est arrivé et c’est ça le mieux. On a eu au total plus de 200 patients COVID sur une dizaine d’unités spécialisées et en USLD il y avait déjà presque 50 lits alors ça doit faire 250 lits COVID remplis sur la période. Franchement, quand j’entendais les mecs des grands hôpitaux qui disaient “oui, vous vous rendez compte, on est presque à 147 patients”, j’avais envie de rire et de dire “viens chez nous voir un peu !”. (Soupirs) Mais vraiment ça s’est réorganisé très vite : on a supprimé la pneumo, l’onco, toute la chirurgie aussi parce qu’on avait besoin du personnel pour aider en COVID. On avait tous les jours des informations nouvelles qui changeaient vite et tout le temps. On a eu du mal à suivre quand même, beaucoup de mal. Mais là voilà, plus qu’une unité et on croise les doigts pour pas que ça redémarre. Enfin, ça va redémarrer, mais on espère pas tout de suite et pas pendant les vacances, quand les agents seront parti. Septembre, ça serait plus facile pour s’organiser, mais bon, ce n’est pas sur commande, alors on avisera encore, on palliera, on s’organisera, en espérant que les agents soient près à renquiller… ça va aussi dépendre des politiques tout ça… »
[1] de l’anglais “scanner de la vessie”. C’est un appareil avec petite sonde semblable à celle d’une échographie mais ressemblant à un pistolet laser ou pour être plus précis il a une forme très similaire aux pistolets laser blast dans l’attraction Buzz l’Eclair
[2] “Le décubitus ventral permet d’améliorer l’oxygénation d’environ 70 % des patients traités par ventilation mécanique pour un syndrome de détresse respiratoire aigu […]. L’amélioration de l’oxygénation est essentiellement due à une redistribution de la ventilation vers les zones dorsales dites «dépendantes» du poumon et à une uniformisation de la circulation pulmonaire.” (Eude,C. et Turcot, C., «Le décubitus ventral: procédure et rôle infirmier», Réanimation, 19, 2010, pp. 29-34
[3] Elle a développé une myosite ossifiante des épaules